Extrait de la publication MAUPASSANT, JUSTE AVANT FREUD Extrait de la publicati

Extrait de la publication MAUPASSANT, JUSTE AVANT FREUD Extrait de la publication DU MÊME AUTEUR LE PARADOXE DU MENTEUR. Sur Laclos, 1993 Aux P.U.F. IL ÉTAIT DEUX FOIS ROMAIN GARY, 1990 Extrait de la publication PIERRE BAYARD MAUPASSANT, JUSTE AVANT FREUD LES ÉDITIONS DE MINUIT © 1994 by LES ÉDITIONS DE MINUIT 7, rue Bernard-Palissy, 75006 Paris En application de la loi du 11 mars 1957, il est interdit de reproduire intégralement ou partiellement le présent ouvrage sans autorisation de l'éditeur ou du Centre français d'exploitation du droit de copie, 3, rue Hautefeuille, 75006 Paris. Extrait de la publication Il ne faut pas penser les choses de cette manière ; c’est à devenir fou. MACBETH, II, 2 Extrait de la publication CHAPITRE PREMIER PARIS, 1885 En cette soirée de décembre 1885, deux hommes d’une tren- taine d’années sont attablés à la table d’un café parisien, boule- vard des Italiens, et discutent avec animation. Ils sont assez dis- semblables physiquement. Celui de gauche, barbu, est de taille moyenne. Il doit presque lever les yeux quand il s’adresse à son compagnon, un homme moustachu de grande taille, solidement bâti, qui fait figure de colosse. Pour autant qu’on puisse en juger de l’extérieur, leurs tempéraments diffèrent aussi. L’homme de gauche semble sérieux et réservé, plus timide, ce qui se reflète dans ses vêtements de mauvaise coupe. Son compagnon, vêtu avec recherche, est plus sûr de lui et affiche par moments une franche jovialité. Il n’hésite pas à ponctuer ses propos de larges gestes du bras ou de rires bruyants, qui font se retourner les consommateurs. Ce n’est pas la première fois que les deux hommes dînent ensemble. Ils se sont connus quelques semaines auparavant, alors qu’ils assistaient à une présentation de malades, à l’hôpital de la Salpêtrière. Il leur arrive à l’un et à l’autre d’intervenir pour com- muniquer leurs réflexions à propos de tel ou tel patient et ils ont pris l’habitude de dialoguer dans l’assistance ou à la sortie. Le colosse moustachu, désireux de poursuivre l’échange avec cet étrange inconnu à l’accent étranger, a un jour emmené son com- pagnon dans un troquet où il a ses habitudes. Puis ils se sont revus à intervalles réguliers. Différents, les deux hommes ont cependant sympathisé. L’homme à moustaches prend plaisir à écouter son compagnon lui parler du pays dont il est issu. L’Autrichien est un remar- quable conteur et le Français apprécie ses anecdotes sur la société viennoise et ses histoires fantastiques sur les fantômes de la Extrait de la publication conscience, dont il pourra plus tard alimenter ses propres nou- velles. Et l’Autrichien, fasciné par la chose littéraire, est émer- veillé devant l’intelligence des phénomènes psychiques dont témoigne son interlocuteur. Le passant qui s’approcherait ce soir-là de la table où dînent les deux hommes pourrait être choqué par le tour qu’a pris la conversation. Car ce dont parlent sans réticence les deux convives, sans aucunement baisser la voix – dans un français assuré pour l’un, hésitant pour l’autre –, c’est de sexualité. Non qu’ils se racontent leurs aventures féminines, mais parce que leur discussion porte sur les liens du sexe avec la folie. Ces liens, Charcot, leur maître à tous deux, a été un des premiers à sug- gérer leur existence et l’écrivain est persuadé qu’il a mis là le doigt sur un point fondamental. Mais le savant autrichien en tient pour des explications neurologiques et considère les explications de son compagnon comme les « fantaisies d’un poète ». Noël approche, et les chevaux des fiacres manquent parfois de trébucher sur le boulevard couvert de neige. En sortant, les deux hommes remontent le col de leur manteau. Toujours dis- cutant, ils prennent la direction des boulevards, en marchant d’un bon pas. L’Autrichien a parfois du mal à suivre l’allure du Français, qui tourne dans la rue du Faubourg-Saint-Denis et finit par s’arrêter devant une maison dont le porche est éclairé par un lumignon jaune. Les deux hommes discutent avec ani- mation, puis le Français essaie d’entraîner l’Autrichien à l’inté- rieur, mais celui-ci résiste et s’éloigne, après avoir salué de la main son compagnon, qui entre dans la maison. Alors que les premiers flocons de neige commencent à tomber, l’étranger prend la direction de la Seine, qu’il franchit au pont du Châtelet, puis remonte le boulevard Saint-Michel en direction de son hôtel. Rien ne dit que les entretiens entre Freud et Maupassant se soient déroulés de cette manière. Rien ne dit d’ailleurs qu’ils se soient rencontrés, même s’il est tentant de faire l’hypothèse qu’ils ont eu, au moins une fois, l’occasion de bavarder et que chacun, consciemment ou non, s’est inspiré de l’autre. 10 MAUPASSANT, JUSTE AVANT FREUD En fait, savoir si Freud et Maupassant se sont ou non parlé est anecdotique par rapport à un fait historique qui, lui, n’est pas contestable : tous deux se sont trouvés ensemble dans le même lieu, à la même époque, face à Charcot, dont ils ont suivi les leçons, Maupassant de 1883 à 1886, Freud d’octobre 1885 à mars 1886. Et surtout, tous deux ont été confrontés à une même évolution de la pensée européenne, dont plusieurs cou- rants appelaient de façon convergente, dans les années quatre- vingt, à la mise en forme raisonnée des phénomènes incons- cients, perçus depuis longtemps. Et tous deux vont emprunter des chemins parallèles – avec quelques années de retard pour Freud. La grande différence est que, en partant de cette inter- rogation commune, l’un élabore une œuvre théorique, quand l’autre fait une œuvre de fiction. Dire que le parallèle s’impose, c’est évidemment accepter ce préalable que l’« inconscient » est au cœur de l’œuvre de Maupassant. Non pas au sens où il vient s’inscrire dans toute œuvre littéraire, avec plus ou moins de vraisemblance, dès lors qu’on entreprend d’en faire la psychanalyse, mais au sens où il serait son objet même, ce qu’elle essaie de mettre en forme. Or il est difficilement contestable que l’inconscient – ou quelque chose qui s’y apparente – est au premier plan des textes de Maupassant, peuplés de personnages en proie à des forces mystérieuses qu’ils ne parviennent pas à contrôler. Mais cette mise en forme se fait, notons-le, sans en passer par la théorie. Car là où, précisément, l’œuvre de Maupassant nous intéresse, c’est dans cette tentative de penser l’« inconscient » sans théorisation ou avec ces théorisations minimales, explici- tées ou non dans le texte, que requiert l’écriture de fiction. Cette manière de mettre ensemble Freud et Maupassant en plaçant chacun dans la situation de faire réfléchir sur l’autre pose, dans le même mouvement, deux questions très proches et un problème épistémologique fondamental. La première question porte sur ce que Freud qualifie de savoir endopsychique 1, notion par laquelle il désigne une intuition particulière des phénomènes PARIS, 1885 11 1. Voir, sur ce sujet, le livre de Sarah Kofman, L’enfance de l’art, Paris, Payot, 1970. inconscients dont bénéficieraient certaines personnes, dont les paranoïaques et les artistes. Le cas de Maupassant est idéal pour voir à l’œuvre ce savoir endopsychique et s’interroger sur sa nature. Il permet par exemple d’étudier ce type particulier d’écri- ture auquel recourt Maupassant, qui n’est pas de l’écriture théo- rique, tout en contenant de la théorie. Dans l’écriture littéraire, la théorie n’est pas absente, mais elle se dispose autrement que dans la théorie pure, et notamment hors du poids du concept. Qu’il y ait des fragments de théorie chez Maupassant – sans quoi aucune comparaison ne serait même possible – nous amène à notre seconde question. Il est clair que Maupassant, sur un cer- tain nombre de points, antécède avec quelques années les décou- vertes de Freud : nous tenterons d’en faire l’inventaire. Mais de surcroît, à partir de ce que nous pouvons deviner de la repré- sentation que Maupassant se faisait de la réalité psychique, n’est- il pas passé à côté de découvertes fondamentales, autres que celles de Freud, qu’il n’aurait pas eu le loisir de développer par manque de temps ? La science de l’inconscient n’aurait-elle pas pris un tour différent si Maupassant avait été amené à dévelop- per davantage ses intuitions – ou si un autre l’avait fait – avant que la théorie freudienne ne vienne définitivement, et avec l’éclat éblouissant que l’on sait, imposer son paradigme ? Un tour différent, cela veut dire : d’autres concepts, d’autres modèles, et surtout d’autres découpages posant d’autres articu- lations, bref une tout autre manière de redisposer les données psychologiques de base qui s’imposent à l’attention de l’obser- vateur. Là se situe la difficulté épistémologique principale de la rencontre entre Freud et Maupassant. Pour arriver à deviner ce qu’aurait pu devenir la théorie de l’inconscient, il faudrait arri- ver à lire Maupassant sans Freud, c’est-à-dire en ignorant à peu près tout de la psychanalyse. Ou encore chercher, non pas à com- prendre, comme le veut la tradition, mais à ne pas comprendre, en essayant autant que possible d’oublier la théorie : si l’on veut, essayer de procéder à ce qu’il faudrait appeler une « déthéori- sation ». Or uploads/Litterature/ extrait-de-la-publication.pdf

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