Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique Écriture sacrée

Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique Écriture sacrée en Nouvelle France : Les hiéroglyphes micmacs et transformation cosmologique 1677-1762 David Lorenzo SCHMIDT Department of Anthropology / University of California, Davis, USA Les études historiques sur l'écriture des Indiens d'Amérique commencent d'ordinaire au dix-neuvième siècle avec le syllabaire Cherokee que l'on considère comme les premiers systèmes d'écriture indigène inventés en Amérique du Nord. A l'inverse de cette chronologie admise (et contrairement à Goddard & Fitzhugh [1979] et à Taylor [1975]), ma recherche suppose que les soi-disant 'hiéroglyphes micmacs' du Canada Atlantique comprennent un système d'écriture complet qui précède le syllabaire Cherokee d'au moins cent cinquante ans. Je vais d'abord présenter ici un résumé linguistique et historique de ce système unique d'écriture. J'analyserai ensuite les conséquences de ce système sur le Weltanschauung spirituel micmac. Je soutiens que les missionnaires français ont bouleversé la cosmologie micmac en utilisant les hiéroglyphes pour interpréter à leur façon les personnages religieux européens et indigènes. Des forces bienveillantes furent alors transformées en forces négatives, et des concepts ou glyphes catholiques ont été avancés pour réorienter la foi micmac1. Figure 1 - Sikntasimk (PACIFIQUE, 1921:41) 1 Il est important de souligner ici que je rejette catégoriquement les notions d'enseignement des hiéroglyphes par les Egyptiens de la troisième dynastie aux Micmacs avancées par Barry Fell (1976). Tandis que les détails de la création initiale du système demeurent obscurs, la thèse de Fell est loin d'offrir une alternative raisonnable au scénario que je présente ici. 2 Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique La figure 1 provient du sacrement catholique Sikntasimk qui correspond au "Baptême" en écriture hiéroglyphique. Publiée en 1921 dans le volume Alasutmaqn ta'n tetli komkwejwika'sikl ("Livre de prières" ; en micmac, les hiéroglyphes s'appellent komkwejwika'sikl, ou "l'écriture d'esturgeon"2, nom dû à la ressemblance entre les hiéroglyphes et les traces laissées par les esturgeons dans la boue du lit des rivières), cette illustration représente une interprétation typiquement liturgique de l'écriture hiéroglyphique. Le style des hiéroglyphes est à première vue unique au monde. Ces signes peuvent être catalogués, selon la règle Peircéenne, soit comme directement iconiques (la forme du glyphe et celle du référent sont isomorphes ; Fig. 2a ci dessous), soit comme indirectement iconiques (le glyphe est lié au référent par une relation sémantique ; Fig. 2b), ou soit comme symboliques (la relation entre le signe et son interprétation est complètement arbitraire ; Fig. 2c). Sur le plan de la structure, le niveau de représentation du système est logographique (c'est-à-dire, morphographique), avec des glyphes individuels qui apparaissent seuls dans le codage de morphèmes simples (Fig. 3a) ou associés à d'autres, pour le codage de mots de plus de deux morphèmes (Fig. 3b). L'analyse des signes révèle un manque certain de représentation. Par exemple, un grand nombre de morphèmes de la langue parlée ne semblent pas avoir d'équivalence écrite. Un des thèmes constants de ma recherche concerne ainsi les morphèmes qui sont codés comme glyphes spécifiques et qui doivent être lus dans un certain contexte ainsi que la façon de transmettre ces codes. L'analyse actuelle des glyphes démontre ainsi que les noms, les racines des verbes, les pronoms, les temps simples tels le passé et le futur, et le cas locatif sont marqués graphiquement, tandis que le cas obviatif et les autres catégories de grammaire ne le sont pas. Une recherche future concernera le déchiffrage et l'analyse structurale du total des textes hiéroglyphiques pour en déterminer plus systématiquement leur système de codage et de décodage. Fig. 2a mijua'jij "enfant" 2b elieyikw "ils marchent" (en forme de l'empreinte de raquette) 2c ia'pjiw 'pour toujours" 3a mu "non" 3b e'skmna'q (e'sk "quand" + mu "non") "avant" (PACIFIQUE, 1921) Les hiéroglyphes furent mentionnés pour la première fois dans le texte de Chrétien Le Clercq, Nouvelle Relation de la Gaspésie (1910 [1691]), un des récits populaires des missionnaires du Nouveau Monde publié au dix-septième siècle. Le Clercq était un frère Récollet dont la première mission chez les Micmacs dura de 1677 à 1686 ; sa mission couvrit l'est du Québec et le nord-est du Nouveau Brunswick. Tandis qu'il faisait son service à la mission Miramichi durant l'hiver de 1677, Le Clercq prétend avoir inventé ses "caractères" pour transcrire les prières catholiques en Micmac. Cependant, son esprit de génie fut inspiré par les indigènes : 2 Ce mot komkwej se traduit en français par 'esturgeon' et par 'sucker fish' en anglais. SCHMIDT D. L. : Ecriture sacrée en Nouvelle France... 3 Nôtre Seigneur m'en inspira la metode la seconde année de ma Mission, où étant fort embarrassé de quelle maniere j'enseignerois les Sauvages à prier Dieu, je m'apperçûs que quelques enfans faisoient des marques avec du charbon sur de l'écorce de bouleau, & les comptoient avec leur doigt fort éxactement, à chaque mot de Prieres qu'ils prononçoient : cela me fit croire qu'en leur donnant quelque formulaire qui soulageât leur memoire par certains caracteres, je pourrois beaucoup plus avancer, que de les enseigner en les faisant repeter plusieurs fois ce que je leur disois. (LE CLERCQ, 1910:357) A la fin du dix-septième siècle, la diffusion du système d'écriture en Acadie était bien avancée. On peut discerner trois modes de dissémination : 1) l'utilisation des hiéroglyphes par Le Clercq dans ses autres missions d'Acadie, y compris Percé, Gaspé, Nipisiguit, et Restigouche ; 2) l'adoption du système par les autres missionnaires, particulièrement ceux de Port Royalle (Nouvelle Ecosse) et de l'île du Cap Breton ; et 3), le mode de dissémination sans doute le plus important, fut le désir des Micmacs d'apprendre et d'enseigner les glyphes indépendamment des prêtres. Le Clercq nota ainsi en 1678 : Que je fûs agreablement surpris, & que je ressentis de consolation sans mon coeur, lorsque voulant presenter de mes papiers à des Sauvages qui étoient venus de bien loin, exprés pour se faire instruire, ils en déchifroient déja les caracteres, avec autant de facilité que s'ils étoient toûjours demeurés parmi nous ; d'autant que ceux que j'avois auparavant instruits étant retournez chez eux, avoient enseigné ceux-ci, & avoient fait à leur égard l'office de Missionnaire. (LE CLERCQ, 1910:357) Les manuscrits hiéroglyphiques de Le Clercq ont malheureusement disparu. Un autre personnage important quant à l'origine des hiéroglyphes est le père Pierre Maillard qui lança sa mission chez les Micmacs à Malagawatch, au Cap Breton en 1735. En s'appropriant les pratiques hiéroglyphiques qu'il y avait observées, le père Maillard augmenta le nombre de signes et de textes hiéroglyphiques. Son livre de messe personnel servit d'exemplaire aux Micmacs qui le recopièrent sur de l'écorce de bouleau ou du papier. Ainsi l'on pense que tous les textes subsistants de nos jours ont été composés par Maillard. Sa contribution la plus importante fut toutefois son rôle dans la formation d'autorités religieuses chez les doyens de la communauté. Ces catéchistes laïcs lisaient ainsi publiquement les livres hiéroglyphiques durant les fêtes saintes, au chevet des mourants, et aux cérémonies de baptêmes et de mariage. Après la mort de Maillard en 1762 et la perte de l'Acadie par la France, le gouvernement colonial anglais de Halifax interdit les missions catholiques aux Micmacs. Pendant cet interdit de soixante-dix ans, l'écriture hiéroglyphique demeura la marque de religiosité des indigènes. Les doyens formés par Maillard bâtirent les fondations du catholicisme micmac dans cet environnement protestant anglais (SCHMIDT, 1993). Pourquoi ce difficile système d'écriture prit-il une telle ampleur chez les Micmacs ? Je pense que cela est dû en grande partie aux missionnaires français et en particulier à Le Clercq et à Maillard qui ont amoindri le chamanisme micmac et qui se sont ainsi appropriés des croyances indigènes et des modèles rhétoriques. Ces croyances et ces modèles furent alors associés aux formes hiéroglyphiques et à la pratique de l'écriture. Agissant comme guides spirituels, les missionnaires remplacèrent par des personnages catholiques ceux de la cosmologie micmac et utilisèrent des textes hiéroglyphiques comme écriture. Comme cela est bien connu, le contact des Indigènes avec les Européens eut des répercussions aussi bien religieuses que démographiques et économiques (TRIGGER, 1985 ; MORRISON, 1984). Dans le cas des Micmacs, la littérature contemporaine (particulièrement 4 Actes : La "découverte" des langues et des écritures d'Amérique les Relations de Le Clercq et les mémoires de Lescarbot [1968]) suggère que la cosmologie indigène subissait de rapides changements à la fin du dix-septième siècle et que apparemment, les Micmacs se plaignaient de plus en plus de leurs puo'winaq ("chamans", pluriel de puo'win). Guérisseur, prophète et sorcier, que ses services soient efficaces ou non, le puo'win avait le droit de prendre les biens personnels de ses clients comme payement. Ainsi Le Clercq écrit : Quelques-uns de ces Jongleurs se mêlent aussi de prédire les choses futures ; ensorte que si leurs prédictions se trouvent veritables, comme il arrive quelquefois par hazard, les voila en credit & en reputation : si au contraire elles se trouvent fausses, comme c'est l'ordinaire, ils en sont quittes pour dire que leur Demon est fâché contre toute la Nation. C'est une chose assez surprenante, que cette impertinente excuse, bien loin uploads/Litterature/ ecriture-sacree-en-nouvelle-france-les-hieroglyphes-micmacs-et-transformation-cosmologique.pdf

  • 33
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager