1 FLAUBERT LECTEUR DU XVIIIe SIÈCLE : PATHOS, IRONIE ET APATHIE DANS LA CORRESP
1 FLAUBERT LECTEUR DU XVIIIe SIÈCLE : PATHOS, IRONIE ET APATHIE DANS LA CORRESPONDANCE Anne COUDREUSE « Versons de l'eau-de-vie sur ce siècle d'eau sucrée ». (à Ernest Feydeau, 19 juin 1861) La Correspondance de Gustave Flaubert fournit un terrain d'étude particulièrement riche pour qui s'intéresse à la postérité littéraire de Voltaire et de Rousseau et à ce que le XIXe siècle, pour autant que Flaubert en soit un écrivain représentatif, retient de l'héritage du XVIIIe siècle. La ligne esquissée au XVIIIe siècle entre des écrivains qui pratiquent l'écriture du pathos et ceux qui le refusent pour des raisons à la fois éthiques et esthétiques, devient au XIXe siècle une frontière de plus en plus nette qui oblige les écrivains à se situer clairement dans telle ou telle lignée. Si l'on considère le Romantisme comme l'aboutissement de la littérature sensible et vertueuse du XVIIIe siècle, et de ce que les historiens de la littérature appelaient autrefois « le Préromantisme » —définition très insuffisante du Romantisme, qui ne prend pas en compte ses enjeux historiques et idéologiques—, on peut dire que Flaubert écrit en réaction contre le Romantisme qu'il exècre, parce qu'il l'accuse d'être « convenu » et « faux ». C'est ainsi qu'il exécute la Graziella de Lamartine, dont il trouve la fin particulièrement ratée. Il en propose donc une réécriture plus à son goût, en prenant Voltaire comme modèle. C'est à cette occasion qu'il fait part de son admiration pour la fin de Candide, « bête comme la vie ». Voltaire auquel Flaubert fait référence rapidement et entre parenthèses, semble représenter pour lui le meilleur antidote au romantisme échevelé des sentiments poétiques. Pour Flaubert, la fin de Graziella, que Lamartine a rédigé « tout d'une seule traite et en pleurant », eût été bien meilleure, si au lieu de mourir de son abandon, la fille du pêcheur se fût consolée, « ce qui est plus ordinaire et plus amer » que le « joli procédé poétique » qu'a choisi Lamartine. C'est à ce moment de sa réflexion que Flaubert propose Voltaire comme un contre-modèle à toutes les émotions mensongères qui portent à faux dans les livres romantiques : (La finde Candide est ainsi pour moi la preuve criante d'un génie de premier ordre. La griffe du lion est marquée dans cette conclusion tranquille, bête comme la vie.) Cela [la fin que Flaubert suggère] eût exigé une indépendance de personnalité que Lamartine n'a pas, ce coup d'œil médical de la vie, 2 cette vue du vrai enfin, qui est le seul moyen d'arriver à de grands effets d'émotion1. Quand Flaubert parle de Voltaire —c'est un des noms qui revient le plus fréquemment sous sa plume, en dehors de ceux de ses contemporains— on sait qu'il le fait en connaissance de cause. Il lit Voltaire depuis l'âge de quatorze ans, et il a analysé son théâtre, scène par scène, sur plus de quatre cents pages, quand il voulait apprendre à construire une intrigue. Il reconnaît qu'il a trouvé cette lecture ennuyeuse, et la cite en exemple de sa grande résistance aux lectures laborieuses : « J'avais à cette époque beaucoup étudié le théâtre de Voltaire que j'ai analysé, scène par scène, d'un bout à l'autre. — nous faisions des scénarios »2. CONTRE MARMONTEL : « ON N'ÉCRIT PAS AVEC SON CŒUR MAIS AVEC SA TÊTE ». Dans cette même période, il a lu les tragédies de Marmontel, qu'il classe parmi les « mauvais » auteurs, à cause de son emphase et de sa grandiloquence. Sur ce point, il ne distingue pas Voltaire de Marmontel qu'il a lu « pour [se] faire rire ». Il ne résiste pas au plaisir de citer quelques vers de Marmontel pour mettre en évidence les périphrases ampoulées utilisées par le dramaturge : Que dis-tu de ceci pour dire d'un bonnet grec: Pour sa tête si chère Le commode ornement dont la Grèce est la mère, Voilà précisément ce qu'il éxècre sous le nom de « poésie, et dans les règles encore! » Sa stratégie démystificatrice consiste à traduire dans une langue banale, voire triviale, ce que Marmontel écrit poétiquement : D'une vierge par lui (le fléau), j'ai vu le doux visage, Horrible désormais, nous présenter l'image De ce meuble vulgaire, en mille endroits percés, Dont se sert la matrone en son zèle empressé, Lorsqu'au bord onctueux de l'argile écumante Frémit le suc des chairs en [sa] mousse bouillante! Ce qui devient dans la langue prosaïque de Flaubert : « une femme gravée de la petite vérole ressemble à un écumoir »3! Contre l'image poétique et la périphrase développée sur plusieurs alexandrins, Flaubert utilise le raccourci médical qui fait mouche en une seule phrase et dégonfle cette baudruche pseudo-poétique. Emporté par son élan dévastateur et son goût pour la blague de potache, il continue : J'éprouve le besoin de faire encore deux citations. Une demoiselle parle à sa confidente de ses chagrins d'amour : Et d'un secours furtif aidant la volupté Je goûte avec moi-même un bonheur emprunté ! 1. G. Flaubert, Correspondance, édition de J. Bruneau, Paris, Gallimard, coll. «La Pléiade», 1980, t. II (1851- 1858), p. 78. 2. Ibid., p. 86, à Louise Colet (8 mai 1852). Voir t. 1, p. 247, à Alfred le Poittevin (juillet 1845) : «J'analyse toujours le théâtre de Voltaire. C'est ennuyeux mais ça pourra m'être utile plus tard. On y rencontre néanmoins des vers étonnamment bêtes ». Voir t. 2, p. 370, à Louise Colet (2 juillet 1853) : « Il y a un poème du marquis du Belloy que je n'ai pu achever, et pourtant je suis un intrépide lecteur. Quand on a avalé du saint Augustin autant que moi, et analysé scène par scène tout le théâtre de Voltaire, et qu'on n'en est pas crevé, on a la constitution robuste à l'endroit des lectures embêtantes ». 3. Ibid. 3 La confidente répond qu'elle connaît cela et ajoute : et les hommes aussi Par un moyen semblable apaise leur souci.4 L'ironie flaubertienne consiste ici à souligner le double-sens poétiquement dissimulé dans les vers et à rabattre le pompeux signifiant sur son prosaïque signifié, ce qui a pour effet de l'aplatir lamentablement. Il change en blague un dialogue sérieux qu'il détache de son contexte. Le passage du style direct au style indirect (« la confidente répond qu'elle connaît cela ») qui résume le contenu du dialogue dans un pronom familier, participe également de cette redoutable ironie. Flaubert n'a pas de termes assez durs pour qualifier la poésie ou le théâtre de Voltaire, comme on le voit par exemple dans le parallèle qu'il propose entre deux auteurs qui ont selon lui gâché leur talent : Chateaubriand est comme Voltaire. Ils ont fait (artistiquement) tout ce qu'ils ont pu pour gâter les plus admirables facultés que le bon Dieu leur avait données. — Sans Racine, Voltaire eût été un grand poète, et sans Fénelon, qu'eût fait l'homme qui a écrit Velléda et René5 ! Pour Flaubert, Voltaire a été « pitoyable au théâtre » et « dans la poésie pure », car il n'a jamais été capable que « d'exposer son opinion personnelle », comme dans sa correspondance devant laquelle tout le monde s'extasie6. Or pour Flaubert qui « éprouve une répulsion invincible à mettre sur le papier quelque chose de [son] cœur »7, l'impersonnalité représente un idéal artistique incompatible avec la poésie, cette « écume du cœur » : il ne veut pas « considérer l'art comme un déversoir à passion, comme un pot de chambre un peu plus propre qu'une simple causerie, qu'une confidence »8. Cet idéal d'impersonnalité correspond au projet plus global d'évincer le sentiment de la littérature, et de l'art en général, car « on n'écrit pas avec son cœur, mais avec sa tête »9. C'est pourquoi Flaubert s'en prend à tous ces « farceurs » et autres « saltimbanques » qui déversent leurs sentiments dans ce qu'il appelle parfois, par dérision, la « pohésie » ou les « phrases po-ë-tiques »10. L'introduction d'un [h] aspiré et la désarticulation du mot par des tirets sont caractéristiques de sa volonté d'en découdre avec l'emphase poétique. Cette maladie du bon sentiment qui infeste la littérature et tout le siècle, leur a, selon lui, été transmise par Jean-Jacques Rousseau, via la génération romantique : Ne sens-tu pas que tout se dissout, maintenant, par le relâchement, par l'élément humide, par les larmes, par le bavardage, par le laitage. La littérature contemporaine est noyée par les règles de 4. Ibid. 5. Ibid. 6. Ibid., p. 417, à Louise Colet (26 août 1853). 7. Ibid., t. 3, p. 575, à Georges Sand (5 décembre 1866). 8. Ibid., t. 2, p. 557, à Louise Colet (22 avril 1854). Voir p. 127, à Louise Colet (6 juillet 1852) : « La passion ne fait pas les vers. — et plus vous serez personnel, plus vous serez faible. […] Moins on sent une chose, plus on est apte à l'exprimer comme elle est ». 9. Ibid., t. 2, p. 163, à Louise Colet (25 septembre 1852). uploads/Litterature/ flaubert-lecteur.pdf
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- Publié le Mar 13, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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