1PAGE326 21 La prose d'Actéon «La prose d'Actéon», La Nouvelle Revue française,

1PAGE326 21 La prose d'Actéon «La prose d'Actéon», La Nouvelle Revue française, no 135, mars 1964, pp. 444-459. Klossowski renoue avec une expérience perdue depuis longtemps. Cette expérience, il ne reste plus guère de vestiges aujourd'hui pour nous la signaler; et ils demeureraient énigmatiques sans doute s'ils n'avaient repris en ce langage vivacité et évidence. Et si, à partir 1 de là, ils ne s'étaient remis à parler, disant que le Démon, ce n'est pas l'Autre, le pôle lointain de Dieu, l'Antithèse sans recours (ou presque), la mauvaise matière, mais plutôt quelque chose d'étrange, de déroutant qui laisse coi et sur place: le Même, l'exactement Ressemblant. Le dualisme et la gnose, malgré tant de refus et de persécutions, ont pesé en effet sur la conception chrétienne du Mal: leur pensée binaire (Dieu et Satan, la Lumière et l'Ombre, le Bien et la Lourdeur, le grand combat, une certaine méchanceté radicale et obstinée) a organisé pour notre pensée l'ordre des désordres. Le christianisme occidental a condamné la gnose; mais il en a gardé une forme légère et prometteuse de réconciliation; longtemps, il a maintenu en ses fantasmes les duels simplifiés de la Tentation: par les bâillements du monde, tout un peuple d'animaux étranges s'élève devant les yeux mi-clos de l'anachorète agenouillé -figures sans âge de la matière. Mais si le Diable, au contraire, si l'Autre était le Même? Et si la Tentation n'était pas un des épisodes du grand antagonisme, mais la mince insinuation du Double? Si le duel se déroulait dans un espace de miroir? Si l'Histoire éternelle (dont la nôtre n'est que la forme visible et bientôt effacée) n'était pas simplement toujours la même, mais l'identité de ce Même: à la fois imperceptible décalage et étreinte du non-dissociable? Il y a eu toute une expérience chrétienne qui a bien connu ce danger -tentation d'éprouver la tentation sur le mode de l'indiscernable. Les querelles de la démonologie sont ordonnées à ce profond péril; et minées, ou plutôt animées et multipliées par lui, elles relancent à l'infini une discussion sans terme: aller au Sabbat, c'est se livrer au Diable, ou peut-être aussi bien se vouer au simulacre du Diable que Dieu pour les tenter envoie aux hommes de peu de foi -ou de trop de foi, aux crédules qui s'imaginent qu'il y a un autre dieu que Dieu. Et les juges qui brûlent les démoniaques sont eux-mêmes victimes de cette tentation, de ce piège où s'embarrasse leur justice: car les possédés ne sont qu'une vraie image de la fausse puissance des démons; image 1PAGE327 par laquelle le Démon s'empare non du corps des sorciers, mais de l'âme de leurs bourreaux. À moins encore que Dieu n'ait pris lui-même le visage de Satan pour obnubiler l'esprit de ceux qui ne croient pas à sa solitaire toute-puissance; si bien que Dieu simulant le Diable aurait arrangé les étranges épousailles de la sorcière et de son persécuteur, de ces deux figures condamnées: vouées par conséquent à l'Enfer, à la réalité du Diable, à ce vrai simulacre de Dieu simulant le Diable. En ces tours et retours se multiplient les jeux périlleux de l'extrême similitude: Dieu qui ressemble si fort à Satan qui imite si bien Dieu ... Il n'a pas fallu moins que le Malin Génie de Descartes pour mettre un terme à ce grand péril des Identités où la pensée du XVIe siècle n'avait pas cessé de se «subtiliser». Le Malin Génie de la Ille Méditation, ce n'est pas le résumé légèrement rehaussé des puissances trompeuses qui résident en l'homme, mais ce qui ressemble le plus à Dieu, ce qui peut imiter touS Ses pouvoirs, prononcer comme Lui des vérités éternelles et faire s'ille veut que 2 + 2 = 5. Il est son merveilleux jumeau. À une malignité près, qui le fait déchoir aussitôt de toute existence possible. Dès lors, l'inquiétude des simulacres est entrée en silence. On a même 1 oublié qu'ils ont été jusqu'au début de l'âge classique (voyez la littérature et surtout le théâtre baroques) une des grandes occasions de vertige de la pensée occidentale. On a continué à se soucier du Mal, de la réalité des images et de la représentation, de la synthèse du divers. On ne pensait plus que le Même pouvait faire tourner la tête. Incipit Klossowski, comme Zarathoustra. En cette face, un peu obscure et secrète, de l'expérience chrétienne, il découvre soudain (comme si elle en était le double, peut-être le simulacre) la théophanie resplendissante des dieux grecs. Entre le Bouc ignoble qui se montre au Sabbat et la déesse vierge qui se dérobe dans la fraîcheur de l'eau, le jeu est inversé: au bain de Diane, le simulacre se donne dans la fuite de l'extrême proximité et non dans l'irruption insistante de l'autre monde; mais le doute est le même, ainsi que le risque du dédoublement: «Diane pactise avec un démon intermédiaire entre les dieux et les hommes pour se manifester à Actéon. Par son corps aérien, le Démon simule Diane dans sa théophanie et inspire à Actéon le désir et l'espoir insensé de posséder la déesse. Il devient l'imagination et le miroir de Diane.» Et l'ultime métamorphose d'Actéon ne le transforme pas en cerf déchiré mais en un bouc impur, frénétique et délicieusement profanateur. Comme si, dans la complicité du divin avec le sacrilège, quelque chose de la lumière grecque sillonnait en éclair le fond de la nuit chrétienne, 1PAGE328 Klossowski se trouve situé à la croisée de deux chemins fort éloignés et pourtant bien semblables, venant tous les deux du Même, et tous les deux peut-être y allant: celui des théologiens et celui des dieux grecs dont Nietzsche annonçait dans l'instant le scintillant retour. Retour des dieux qui est aussi bien, et sans dissociation possible, le glissement du Démon dans la tiédeur louche de la nuit: «Que dirais-tu si un jour, si une nuit, un démon se glissait dans ta solitude la plus reculée et te disait: .Cette vie telle que tu la vis maintenant et telle que tu l'as vécue, tu devras la vivre encore une fois et d'innombrables fois; et il n'y aura rien de nouveau en elle, si ce n'est que chaque douleur et chaque plaisir, chaque pensée et chaque gémissement et tout ce qu'il y a d'indiciblement petit et grand dans ta vie devront revenir pour toi et le tout dans le même ordre et la même succession -cette araignée-là également, cet instant-ci et moi-même. L'éternel sablier de l'existence ne cesse pas d'être renversé à nouveau et toi avec lui, ô grain de poussière de la poussière. " Ne te jetterais-tu pas sur le sol en grinçant des dents, en maudissant le démon qui te parle de la sorte? Ou bien te serait-il arrivé de vivre un instant formidable où tu aurais pu lui répondre: .Tu es un dieu et jamais je n'entendis choses plus divines 1 ".» * L'expérience de Klossowski se situe là, à peu près: dans un monde où régnerait un malin génie qui n'aurait pas trouvé son dieu, ou qui pourrait aussi bien se faire passer pour Dieu, ou qui peut-être serait Dieu lui-même. Ce monde ne serait ni le Ciel, ni l'Enfer, ni les limbes; 1 mais notre monde tout simplement. Enfin, un monde qui serait le même que le nôtre à ceci près justement qu'il est le même. En cet écart imperceptible du Même, un mouvement infini trouve son lieu de naissance. Ce mouvement est parfaitement étranger à la dialectique; car il ne s'agit pas de l'épreuve de la contradiction, ni du jeu de l'identité affirmée puis niée; l'égalité A = A s'anime d'un mouvement intérieur et sans fin qui écarte chacun des deux termes de sa propre identité et les renvoie l'un à l'autre par le jeu (la force et la perfidie) de cet écart lui-même. De sorte que nulle vérité ne peut s'engendrer de cette affirmation; mais un espace périlleux est en train de s'ouvrir où les discours, les fables, les ruses piégeantes et 1. J'ai souligné démon, moi-même et dieu. Ce texte est cité dans Un si funeste désir, recueil capital qui contient sur Nietzsche des pages d'une grande profondeur et permet route une relecture de Klossowski. (Sur quelques thèmes fondamentaux de la «Gaya Scienza» de Nietzsche, in Un si funeste désir, Paris, Gallimard, «Collection blanche», 1963, pp. 21-22 [N.d.É.].) 1PAGE329 piégées de Klossowski vont trouver leur langage. Un langage pour nous aussi essentiel que celui de Blanchot et de Bataille, puisque à son tour il nous enseigne comment le plus grave de la pensée doit trouver hors de la dialectique sa légèreté illuminée. À vrai dire, Dieu ni Satan ne se manifestent jamais en cet espace. Absence stricte qui est aussi bien leur entrelacement. Mais ni l'un ni l'autre ne sont nommés, peut-être parce qu'ils sont «appelants», non appelés. C'est une région étroite et numineuse, les figures y sont toutes à l'index de quelque chose. On y traverse l'espace paradoxal de la présence réelle. Présence qui n'est réelle que dans la mesure où Dieu s'est absenté du uploads/Litterature/ foucault-de1-21-la-prose-d-x27-acte-on-pdf.pdf

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