Georg Lukács En critique de l’idéologie fasciste. Traduction de Jean-Pierre Mor
Georg Lukács En critique de l’idéologie fasciste. Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Ce livre est la traduction du recueil de Georg Lukács, Zur Kritik der faschistischen Ideologie, Aufbau-Verlag, Berlin Weimar, 1989. Il regroupe deux essais publiés à l’origine par les archives Lukács de Budapest, chez Akadémiai Kiadó, en 1982, et restés inédits jusqu’à cette date : • Wie ist die faschistische Philosophie in Deutschland entstanden? écrit à Moscou en 1933 • Wie ist Deutschland zum Zentrum der reaktionären Ideologie geworden? écrit à Tachkent en 1942. Ces textes étaient jusqu’à présent inédits en français. GEORG LUKÁCS. EN CRITIQUE DE L’IDÉOLOGIE FASCISTE. 3 Comment la philosophie fasciste est-elle apparue en Allemagne ? 4 Avertissement de l’éditeur. Cet essai a été écrit « à chaud », en 1933, à une époque où la ligne officielle de la IIIe internationale était la stratégie classe contre classe. On ne s’étonnera donc pas d’y voir les sociaux-démocrates qualifiés de sociaux-fascistes, « frères jumeaux » des fascistes selon le mot de Staline. Mais ce texte n’a eu aucun impact à l’époque, puisqu’il n’a pas été publié. Lukács devait, dans sa préface de 1967 à Histoire et conscience de classe, désapprouver a posteriori cette stratégie qui avait fermé la porte à toute union de la gauche contre le fascisme. Mais il est bien vain d’imaginer en quoi le cours de l’histoire aurait été modifié par une stratégie différente. Si erreur il y a eu, elle a ses racines dans la situation historique de l’époque. Moins de quinze ans se sont écoulés depuis la fin de l’épouvantable boucherie que fut la guerre mondiale des impérialismes, depuis la répression sanglante de la révolte spartakiste et l’assassinat de Karl Liebknecht et Rosa Luxemburg, avec la participation active des sociaux-démocrates. La crise profonde du capitalisme semble présager sa fin prochaine. La jeune république soviétique offre une perspective alternative. Mais le fascisme remporte des succès. Près de quatre-vingts ans plus tard, la situation est bien différente. La perspective socialiste s’est effondrée. Le capitalisme reste le seul système existant, même s’il n’en est pas rendu plus aimable. Pire, après l’accalmie des trente glorieuses, il a renoué avec les crises cycliques, violentes. Les différentes formes de fascismes, populismes, intégrismes redressent la tête. Comprendre leur émergence reste donc un enjeu primordial. C’est en cela que le texte de Lukács, si l’on fait abstraction de ce problème de sémantique, garde toute son actualité. GEORG LUKÁCS. EN CRITIQUE DE L’IDÉOLOGIE FASCISTE. 5 Avant-propos Ce livre est un texte de combat. Un texte de combat contre l’idéologie du fascisme. Dès le départ, il n’a donc pas l’intention de passer en revue la philosophie allemande de la période impérialiste de manière systématique et exhaustive. Nous ne mentionnerons que ces auteurs, nous ne citerons que ces ouvrages qui montrent le plus clairement cette tendance fondamentale qui est la leur – et cela concerne là l’évolution de l’idéologie bourgeoise –, l’évolution vers l’idéologie fasciste dans ses étapes les plus importantes. Si par conséquent des auteurs se sentent offensés, soit parce qu’ils apparaissent dans ces développements ou parce qu’ils n’ont pas été pris en compte, s’ils se plaignent d’un « arbitraire » dans le choix, on peut leur dire ceci : l’auteur de ce livre sait très précisément qu’il y a bien plus d’auteurs allemands qui appartiennent à cette lignée qu’il n’a été en mesure d’en citer. Mais – pour illustrer concrètement, par un exemple, la méthode de choix – il est intéressant et remarquable que les néo-machistes 1, qui tiennent Marx pour « scientifiquement » insuffisant, se réfèrent à Nietzsche dans leur rejet de la « réalité vraie ». En revanche, il est tout à fait évident que Hugo Fischer 2 est contraint de placer Hegel et Nietzsche dans la même ligne d’évolution ; il est donc superflu de gaspiller ne serait-ce qu’un seul mot sur de telles évidences. Ou bien, il est clair 1 Machistes. Disciples d’Ernst Mach (1938-1916), physicien et philosophe autrichien. Le livre de Lénine Matérialisme et Empiriocriticisme, Œuvres tome 14, est consacré à la critique des conceptions de Mach et Avenarius. 2 Hugo Fischer (1897-l975), philosophe, sociologue et historien de la culture. Il entretint une correspondance avec l’écrivain Ernst Jünger. Il quitta l’Allemagne nazie pour s’établir en Norvège, puis en Angleterre. 6 que Klages 3, par exemple, représente une étape entre Spengler 4 et Baeumler 5. Il nous a cependant paru superflu de brouiller la perception de la ligne générale d’évolution en insérant un trop grand nombre de chaînons intermédiaires. Et ainsi de suite sur des centaines d’autres exemples. Plus importante nous paraît l’objection selon laquelle la mise en évidence du cheminement historique de l’évolution qui conduit idéologiquement à la conception fasciste du monde, la mise en évidence de la cohérence et de la nécessité de cette évolution, pourrait affaiblir le combat contre le national-socialisme. Il est cependant de notre devoir essentiel – beaucoup le disent –de mener un combat sans complaisance contre le régime hitlérien, contre son idéologie. Si l’on montre, – comme ce livre essaye de le montrer dans le domaine de la philosophie –, que le national-socialisme actuel en Allemagne a été le produit logique de l’évolution impérialiste de la bourgeoisie allemande, alors on minore la « responsabilité » des dirigeants allemands, on émousse l’arme qui doit être brandie contre eux, en rendant tout le 3 Ludwig Klages (1872-1956). Voir son œuvre maîtresse : Der Geist als Widersacher der Seele (1929-1932) [L’esprit, adversaire de l’âme]. 4 Oswald Spengler (1880-1936), philosophe allemand. Son œuvre majeure : Le Déclin de l'Occident, (Gallimard, 1976) publiée en 1918, lui valut une célébrité mondiale. En Allemagne, il devint l'un des auteurs phares de la « Révolution conservatrice » qui s'opposa à la République de Weimar. 5 Alfred Baeumler (1887-1968), philosophe ayant acquis une notoriété particulière à l’époque de national-socialisme, et étroitement lié au national-socialisme. Il s’est fait connaître en premier lieu par des études sur Kant, Nietzsche, et Spengler. Voir son travail Kants Kritik der Urteilskraft (1923) [La critique de la faculté de jugement de Kant], ainsi que ses Studien zur deutschen Geistesgeschichte (1937) [Études sur l’histoire intellectuelle allemande]. GEORG LUKÁCS. EN CRITIQUE DE L’IDÉOLOGIE FASCISTE. 7 passé récent de l’Allemagne bourgeoise complice de la mise en place du pouvoir fasciste. Il faut – ce sont les mêmes qui le disent – démasquer dans toute leur abjection les crapules qui règnent en Allemagne, il faut montrer qu’ils sont une bande issue de la bourgeoisie déclassée et du lumpenprolétariat, un petit groupe d’aventuriers – une réédition des hommes du coup d’état de décembre au temps de Napoléon III – qui ont assujetti toute l’Allemagne, y compris la bourgeoisie, à leur tyrannie sadique. Ces raisonnements, et d’autres analogues auxquels l’auteur, comme beaucoup d’autres, se trouve sans cesse confronté, verbalement et par écrit, ont une tonalité extraordinairement radicale, mais ils ne sont en réalité rien de plus que le renoncement à tout combat véritable. Quiconque a suivi les luttes politiques des dernières années en Allemagne s’est assurément heurté à tout instant à des variantes de cette conception. On disait : il faut que Brüning 6 soit soutenu, il faut qu’Hindenburg soit élu président, etc. pour que Hitler ne passe pas. Le résultat pratique de cette realpolitik, chacun peut le mesurer aujourd’hui : ce qu’il faut maintenant, c’est en tirer les conséquences politiques. Cela veut dire qu’il faut voir clairement ce qu’est Hitler, sur qui il peut s’appuyer, qui sont ses véritables ennemis et qui sont ses « adversaires » de pure façade, ceux dont le combat contre lui veut et peut abattre son système, ou ceux dont l’opposition n’est qu’un pur simulacre. 6 Heinrich Brüning (1885-1970), homme politique allemand, membre du Zentrum, chancelier du Reich du 28 mars 1930 au 30 mai 1932, date à laquelle il est destitué par le Président Hindenburg au profit de von Papen. 8 Il suffit de penser au 20 juillet 1932. La déposition du gouvernement prussien était dans l’air depuis plusieurs semaines déjà. Des bruits issus des sphères sociales- démocrates « de gauche » et du Centre couraient selon lesquels on était résolu à la résistance. L’entourage d’Hirtsiefer 7 prétendait même qu’en ce cas, on déplacerait le gouvernement prussien à Essen et qu’on se placerait sous la protection des travailleurs de la Ruhr. Est-ce qu’une telle résistance avait des perspectives ? Évidemment. Il suffit de se remémorer l’effet de la grève générale en réponse au putsch de Kapp 8. Évidemment, la résistance aurait été cette fois plus importante, la grève générale à elle seule n’aurait pas suffit ; il aurait fallu en venir à la guerre civile, mais à une guerre civile où toutes les conditions pour une défaite de Papen 9 et Hitler auraient été réunies. Le rappel du putsch de Kapp et de la grève générale qui l’a étouffé n’est plus ici une simple analogie historique. Il est précisément la raison décisive pour laquelle on n’en est pas arrivé à une résistance, à un appel aux travailleurs lors de la déposition du gouvernement de Prusse. Car la grève générale contre Kapp s’était déjà, certes localement uploads/Litterature/ georg-lukacs-critiqueideologiefasciste.pdf
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- Publié le Nov 02, 2021
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