Georg Lukács Georg Büchner Celui falsifié par les fascistes et le véritable. Po

Georg Lukács Georg Büchner Celui falsifié par les fascistes et le véritable. Pour le centième anniversaire de sa mort, le 19 février 1937 Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 Karl Georg Büchner (1813-1837) écrivain, dramaturge, révolutionnaire, médecin et scientifique allemand. Il est l’auteur de :  La mort de Danton, drame, 1835  Léonce et Léna, comédie, 1836  Woyzeck, pièce de théâtre (inachevée), 1837.  Lenz, nouvelle, publiée en 1839. Traduction Michel Cadot, Paris, GF Flammarion, 1997. GEORG LUKÁCS : GEORG BÜCHNER, CELUI FALSIFIÉ PAR LES FASCISTES ET LE VÉRITABLE. 3 Ce texte est la traduction de l’essai de Georg Lukács : « Der faschistisch verfälschte und der wirkliche Georg Büchner. » Il a été publié pour la première fois dans Das Wort, n°2, 1937. Il occupe les pages 66 à 88 du recueil : Georg Lukács, Deutsche Realisten des 19. Jahrhunderts [Réalistes allemands du 19ème siècle] Aufbau Verlag, Berlin, 1953. Cette édition se caractérise par une absence complète de notes et de références des passages cités. Toutes les notes sont donc du traducteur, ou reprises de celles, établies par Rodney Livingstone, de l’édition américaine de cet ouvrage, German realists in the nineteenth century, trad. Jeremy Gaines et Paul Keast, 1993, MIT Press, Cambridge, Massachusetts, USA. Les citations sont, autant que possible, données et référencées selon les éditions françaises existantes. À défaut d’édition française, les traductions de l’allemand sont du traducteur. Nous avons par ailleurs ajouté différentes indications destinées à faciliter la compréhension du texte, relatives notamment aux noms propres cités. Cet essai était jusqu’à présent inédit en français. 4 GEORG LUKÁCS : GEORG BÜCHNER, CELUI FALSIFIÉ PAR LES FASCISTES ET LE VÉRITABLE. 5 Georg Büchner Celui falsifié par les fascistes et le véritable. I. Pour le lecteur impartial de Georg Büchner, il paraît tout à fait invraisemblable que le fascisme ait pu tenter de se réclamer de Büchner. (Par exemple, le réactionnaire à l’ancienne mode Treitschke 1 voyait encore bien ce qu’il y a de révolutionnaire chez Büchner, et le rejetait de manière conséquente.) Et pourtant, cette invraisemblance est devenue réalité. De même que l’histoire de la littérature fasciste allemande a tenté de faire du jacobin tardif Hölderlin 2 un prophète du « troisième Reich », de même elle s’y risque aussi avec Büchner. La méthode de cette falsification fasciste est pour l’essentiel la même que celle mise en œuvre pour Hölderlin et pour d’autres grandes figures révolutionnaires de la transition. Par des falsifications ou des tours de passe-passe interprétatifs, tout ce qu’il y a de révolutionnaire doit être effacé de leur vie et de leur œuvre. Dans le cas de Georg Büchner aussi, les fascistes ont des précurseurs parmi les spécialistes de la littérature de la période impérialiste, surtout Friedrich Gundolf. 3 1 Heinrich Gothard von Treitschke (1834-1896), historien et théoricien politique allemand. Professeur à l'université de Berlin, député nationaliste de 1871 à 1884, il soutint la politique de Bismarck. Il est l’auteur de la formule, reprise par les nazis : « Les Juifs sont notre malheur ». 2 Friedrich Hölderlin (1770-1843), poète et philosophe de la haute période classico-romantique en Allemagne. 3 Friedrich Leopold Gundelfinger, alias Gundolf, (1880-1931) poète et spécialiste de la littérature, membre du cercle de Stefan George. 6 Certes, il ne fait de Büchner qu’un romantique attardé, un poète de l’« ambiance ». C’est dans cette ambiance que Gundolf dissout toute la critique sociale de Büchner : « la couche sociale dans Woyzeck est une ambiance… Seul joue ici le paysage du destin avec son essence spirituelle. » Tout ce qui par ailleurs dans le drame a été critique sociale, « cela dans Woyzeck s’éteint dans le royaume des puissances préhominiennes. Aucun allemand qui a voulu montrer la pauvreté, le mal, la tristesse, ne s’est autant que Büchner approché de leurs causes. » 4 Les fascistes allemands vont encore plus loin sur cette voie. Le poète révolutionnaire Büchner doit être le précurseur de leur « révolution ». Cette tentative a été menée ces dernières années dans deux gros traités. 5 Les deux abordent ces tâches « scientifiquement », c’est-à- dire qu’ils cherchent par des détours complexes à fasciser Büchner. Car on ne peut pas faire de Büchner en personne un précurseur direct du Führer sans mettre en œuvre les moyens de falsification fascistes les plus raffinés. Le point de départ des deux traités, c’est le prétendu désespoir de Büchner. Son intégration dans la lignée Schopenhauer - Kierkegaard - Dostoïevski - Nietzsche - Strindberg - Heidegger. Cela prend une tonalité tout à 4 F. Gundolf, Romantiker, fünf Aufsätze [Les romantiques, cinq essais], Berlin, 1930, vol. I, pp. 375-395. 5 Karl Viëtor (1892-1951) : Die Tragödie des heldischen Pessimismus [La tragédie du pessimisme héroïque] in Deutsche Vierteljahrschrift 12 (1934), pp. 173-209 ; Arthur Pfeiffer, Georg Büchner, Vom Wesen der Geschichte des Dämonischen und Dramatischen [Sur l’essence de l’histoire du démonique et du dramatique], Francfort, 1934 GEORG LUKÁCS : GEORG BÜCHNER, CELUI FALSIFIÉ PAR LES FASCISTES ET LE VÉRITABLE. 7 fait heideggérienne quand Viëtor voit la grandeur de Büchner dans le fait qu’il « se place résolument dans le néant. ». De même, Pfeiffer dit de la conception de l’histoire de Büchner : « Livré à la violence de forces supérieures inconcevables qui, avec une extrême irresponsabilité et cruauté, font de l’homme la victime d’une envie abjecte ou d’une humeur, tel est l’homme dans l’histoire. » Selon Pfeiffer, la participation de Büchner aux tentatives de soulèvement après la révolution de Juillet 6 en Hesse est clairement une « aliénation » passagère « à l’égard de la réalité. » On voit là tout à fait clairement par quelles méthodes de mensonge grossier procède cette fascisation « raffinée ». Pfeiffer « prouve » cette assertion par le fait notamment que Büchner étudiant, à l’université de Giessen, se tenait à l’écart des activités de la Burschenschaft (confrérie étudiante). Heureusement, Büchner s’est exprimé très clairement à ce sujet dans une lettre à sa famille : il haïssait ces lascars en raison de leur vanité et de leur présomption, parce qu’ils méprisaient la grande masse de leurs concitoyens sur la base d’une pseudo-éducation ridicule. « L’aristocratisme est le mépris le plus honteux de l’esprit saint chez l’homme ; contre lui je retourne ses propres armes : arrogance contre arrogance, dérision contre dérision. » 7 Le Danton de Büchner est composé après la défaite de ses tentatives de révolution, et c’est même selon l’interprétation des fascistes susnommés, l’expression de 6 La révolution de juillet 1830 à Paris a eu des répercussions en Europe : Belgique, Suisse, Brunswick, Saxe, Hesse, Hanovre. 7 Lettre à sa famille de février 1834, dans Werke und Briefe [Œuvres et correspondance] Munich, Werner Lehmann éd., 1980, p. 254. 8 sa désillusion. Les deux considèrent Büchner comme grand, justement parce qu’il a dépeint la désillusion à l’égard de la révolution. Ainsi, Viëtor intitule son étude : La tragédie du pessimisme héroïque. Il dit de Danton : « … quelqu’un d’accablé par une grande désillusion, qui ne veut pas agir. Qui ne veut plus agir ‒ c’est ça qui est important… Le drame commence à l’instant même où la foi révolutionnaire de Danton est brisée par la reconnaissance de la non-liberté, sans espoir, de l’homme et de l’impossibilité de rédemption de la vie. » En quoi consiste cette désillusion ? Dans son analyse de la scène avec Robespierre, 8 Viëtor donne une réponse claire : « Robespierre est assez naïf pour croire que le seul but de la révolution serait de créer de meilleures conditions de vie pour le peuple… C’est à ce dogme terroriste, dangereusement stupide, que s’enflamme son inimitié pour Danton. » C’est précisément par cette désillusion que Danton ‒ et Büchner avec lui ‒ seraient plus profonds et « plus réalistes » que Robespierre. Et le contenu de cette désillusion : « c’était une vérité religieuse ‒ une de celles qui concernent les questions ultimes, éternelles de l’humanité… un savoir… devant lequel toute action semble insensée. » Büchner montre donc « une vérité religieuse tirée de l’histoire. La mort de Danton est la tragédie du grand homme politique qui est anéanti à l’instant même où, après l’ivresse de l’action radicale, il retrouve sa pondération d’homme d’État et sa force régénérée. » La désillusion à l’égard de la révolution, le désespoir qui en résulte, est donc pour 8 La mort de Danton, Acte I, scène 6, op.cit., pp. 65-67. GEORG LUKÁCS : GEORG BÜCHNER, CELUI FALSIFIÉ PAR LES FASCISTES ET LE VÉRITABLE. 9 Viëtor la véritable pierre angulaire du positif, de la « pondération d’homme d’État. » Pfeiffer va radicalement encore plus loin. À la base de son livre, il y a une nouvelle « philosophie de l’histoire du drame. » Cette théorie repose sur l’idée que le drame serait germanique héroïque démonique et qu’en revanche, l’épopée serait judéo-chrétienne. Cela ne vaut pas la peine de discuter concrètement cette théorie. Soulignons simplement, pour éclairer la méthode de travail de Pfeiffer, qu’il pense pouvoir étayer cette conception sur Schelling. 9 Et plus précisément de la manière suivante : Comme Schelling, uploads/Litterature/ georg-lukacs-georg-buechner-celui-falsifie-par-les-fascistes-et-le-veritable.pdf

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