1 Catherine Rémy Accepter de se perdre. À propos de l’engagement ethnographique

1 Catherine Rémy Accepter de se perdre. À propos de l’engagement ethnographique de Jeanne Favret-Saada Pour commencer, je ferai deux remarques : - Tout d’abord, il me semble qu’aujourd’hui, en raison de l’évolution des contraintes qui pèsent sur la recherche, il est de plus en plus difficile de réaliser des enquêtes sur un temps long, et surtout – pour reprendre le titre de mon intervention – de réaliser cette première phase de l’enquête qui consiste à « accepter de se perdre ». Ce que je vise par cette expression, c’est cette première étape de l’enquête au cours de laquelle les questions de départ s’évanouissent car les acteurs qu’on rencontre sur le terrain nous assignent une place inattendue, ou bien encore résistent aux questions ou aux demandes que l’on peut exprimer. Cette question de la résistance des acteurs est un point capital, je vais y revenir. En lisant le travail de Jeanne Favret-Saada, il apparaît que l’un des critères pour juger si une enquête ethnographique est réussie est celle de la résistance des acteurs : l’observateur se met-il dans une position qui permet aux acteurs d’exprimer des résistances et, surtout, est-il conscient de ces résistances ? Bien sûr, la question des résistances renvoie à celle des fautes que l’observateur – au départ néophyte – commet en situation. Aujourd’hui, si l’on prend en compte les contraintes de publication ou l’injonction à la recherche par projet qui induit un cadrage très fort des « objets » étudiés, cette phase nécessaire à l’enquête peut-elle encore avoir lieu ? Par ailleurs, ce n’est pas seulement une question de contrainte extérieure, car « accepter de se perdre » est aussi un geste très déstabilisant pour l’enquêteur, je vais y revenir. - La deuxième remarque est plus personnelle. J’ai lu pour la première fois Les mots, la mort, les sorts quand j’étais étudiante en anthropologie et je me souviens avoir été vraiment marquée par ce livre : il fait partie des quelques livres qui m’ont donné envie de faire de la recherche. Je me souviens aussi qu’en lisant ce livre, j’ai ressenti un effet libérateur, je me suis dit ‘alors on peut écrire comme ça’, ‘on peut écrire des histoires passionnantes et 2 intéressantes’… Je voudrais partir de ce constat et essayer d’expliciter cet effet libérateur produit par l’enquête et l’écriture de Jeanne Favret-Saada. Il y a déjà une réponse qui est donnée dans Les mots, la mort les sorts par Jeanne Favret-Saada elle-même. (p. 213) Jeanne Favret-Saada évoque la fascination qu’exercent les pratiques de sorcellerie sur l’enquêteur mais aussi sur le lecteur. Je cite : « La surprise et la fascination vinrent, pour moi, de rencontrer dans la société bocagère une mise en forme symbolique – c’est-à-dire un discours reçu – de ce dans quoi chacun se débat ordinairement en silence : (…) la répétition du malheur biologique comprise comme une scansion, pour chacun, de sa propre mort. » Ou encore, ce qui fascine c’est que la sorcellerie décrit, je cite, (p. 212) « ces situations où il n’y a pas de place pour deux, ou encore de ces situations où l’on doit tuer ou mourir ». C’est donc la mise en mots d’un implicite qui crée un effet de fascination sur le lecteur. Je suis d’accord, mais je pense qu’il y a aussi d’autres éléments qui expliquent l’impact de cette enquête et des textes issus de ces enquêtes. Le premier élément, c’est l’importance qui est donnée à la description, aux scènes vécues dans le texte final. De ce point de vue, les livres de Jeanne Favret-Saada ont été (et restent) novateurs : au fil des pages, on voit émerger « un milieu de comportement » au sein duquel l’observateur est pris (il ne s’agit donc pas d’un observateur qui se construit une position de spectateur passif), sans que cette description soit écrasée par le commentaire interprétatif (dans Corps pour Corps, il y a même très peu de commentaires, si ce n’est ceux qui ont été faits par l’observateur au moment de la prise de notes). Mais pourquoi est-ce si fascinant d’avoir accès à ces « descriptions minces » qui intègrent la place et les actions de l’observateur (en opposition à C. Geertz qui affirme qu’on ne peut produire que des descriptions épaisses, c’est-à-dire chargées de l’ensemble des points de vue sur une même action) ? Parce que d’une part, donner cette place aux descriptions minces c’est donner à voir l’élaboration progressive de l’enquête et tous les moments de doutes qu’elle provoque. Dans les livres de Jeanne Favret-Saada, on voit sans arrêt les doutes, les tâtonnements de l’observateur. On a accès à quelque chose qui la 3 plupart du temps est tout simplement effacé (encore aujourd’hui) et qui pourtant est fondamental dans le processus d’enquête : d’une part le tact que nécessite une enquête ethnographique réussie – je vais y revenir – et d’autre part la fragilité du processus interprétatif qui, comme le rappelle Jeanne Favret-Saada, se construit parfois à partir de quelques indices seulement et surtout à partir d’un sens des situations qu’il est difficile à expliciter (même si bien sûr on doit essayer autant qu’il est possible de le faire). L’analyse de Jeanne Favret-Saada demeure de part en part « modeste » - au sens positif du terme – c’est-à-dire que le lien avec les descriptions n’est jamais perdu mais qu’également la fragilité ou bien encore la réduction opérée par la voie interprétative est pleinement assumée (ça n’empêche pas bien sûr de développer une analyse…). Je voudrais maintenant développer cette question du « tact » de l’ethnographe. Le « tact » correspond en fait à un sens des situations, de ce qui se fait ou ne se fait pas, de ce qui est approprié et de ce qui ne l’est, qui dépasse le raisonnement ou l’entendement. Ce que montre Jeanne Favret-Saada dans son travail, c’est que d’une part faire du terrain, c’est toujours être assigné à une place par les acteurs, place donc que l’observateur n’a pas décidé, et que cette place est notamment attribuée en fonction du tact exhibé par l’observateur. On peut dire aussi que le tact dans une situation, c’est d’une certaine manière savoir percevoir (même si cette perception peut être floue) que l’on commet des fautes et donc se corriger, développer un peu plus son sens des situations pour en commettre de moins en moins. Quand Jeanne Favret-Saada arrive sur le terrain (on le voit très bien dans Les mots, la mort, les sorts et dans Corps pour corps), elle pose des questions sur la sorcellerie, sur les médecines traditionnelles également (car elle sent très vite grâce à ce tact que c’est un sujet moins brûlant et qui peut donc conduire à libérer la parole). Bref, elle pose de nombreuses questions (devant le camion du boucher, chez les gens qui l’invitent à un goûter etc.) et elle se rend compte que les acteurs résistent à ces questions, que leur réponse est le silence. Et il y a, dans ce silence, une sanction évidente, donc une faute commise par l’enquêteur. Dans le texte on voit ce cheminement s’opérer. Je voudrais pour illustrer ce qui vient d’être dit, lire une séquence de Corps pour corps, 4 (p. 45) C’est une séquence au cours de laquelle on évoque l’histoire de Tripier, soupçonné d’avoir ensorcelé Manceau et qui, suite à l’intervention de Grippon, va être hospitalisé et amputé de 25 cm d’intestin. C’est Mme Turpin qui parle. « Elle se tait. Tout le monde me regarde. Je risque une question (j’en ai bien deux cents dans la tête) : est-ce que Manceau se méfiait déjà de Tripier ? « I’ ne s’ causaient pus d’puis longtemps » et, « just’ment », Tripier était venu rendre visite au moribond. Confrontation terrifiante. « Tripier, il ‘tait tout électrique, i’ f’sait peur, i’ cognait l’lit du bout d’son pied, i’ disait : ‘ Ah ! I’ va passer, cette fois (il va mourir). I’ n’ s’en sortira pas ! Cette fois, Manceau, tu n’ pourras t’en sortir !’ Manceau, il ‘tait si faib’ qu’i’ n’pouvait qu’rouler ses yeux… ». Long silence. Mme Turpin prépare le café. Je n’essaie pas de relancer Renée, on a le temps, on se reverra… Les deux femmes, maintenant détendues, me questionnent sur ma vie ici, ma famille, mon travail. » Ce qui est très intéressant ce sont les dernières lignes de cette séquence : la parole se libère, et c’est précisément à ce moment qu’il faut savoir faire preuve de tact en se taisant et en ne relançant pas malgré un désir très fort ! Ce qui est aussi remarquable dans la description, c’est que Jeanne Favret-Saada remarque que suite à sa non-relance et à la conversation qui, pour reprendre son expression, consiste alors essentiellement à « faire circuler du signifiant- zéro » (zéro concernant l’information), les deux femmes se détendent. C’est d’un point de vue interactionnel fondamental : il y a à ce moment un climat de confiance qui s’installe et donc un adoucissement des rapports qui s’opère quasi instantanément sans uploads/Litterature/ aceitar-se-perder-com-saada.pdf

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