Georg Lukács Lettre à Alberto Carocci sur le stalinisme. 1962 Traduction de Jea

Georg Lukács Lettre à Alberto Carocci sur le stalinisme. 1962 Traduction de Jean-Pierre Morbois 2 GEORG LUKÁCS, LETTRE À ALBERTO CAROCCI SUR LE STALINISME. 3 Présentation Un écrit doit toujours être replacé dans son contexte. Cette lettre sur le stalinisme a été rédigée peu de temps après le XXIIe congrès du P.C.U.S. d’Octobre 1961 et avant que n’éclate au grand jour la grande divergence sino-soviétique. En avril 1957, alors même qu’il rentrait de Roumanie où il avait été détenu pour sa participation au gouvernement d’Imre Nagy, alors qu’il était accusé de révisionnisme, Lukács écrit qu’il faut « …repenser beaucoup de problèmes liés à l’œuvre de Staline. La réaction contre cette œuvre se présente, dans le monde bourgeois, mais aussi à maints égards, dans les pays socialistes, comme une révision de la doctrine professée par Marx et Lénine. N’en doutons pas, tel est bien aujourd’hui, pour le marxisme-léninisme, le danger capital ». Il ajoute plus loin que « Le révisionnisme, ‒ c'est-à-dire le plus grave danger qui menace aujourd’hui le marxisme ‒ ne peut être combattu efficacement si l’on ne soumet d’abord le dogmatisme à une vigoureuse critique, tout ensemble théorique et pratique 1. » Si pour l’essentiel, ce texte semble apprécier les aspects positifs des critiques formulées contre Staline au XXIIe congrès, il met en garde contre la tentation de réduire celles- ci aux défauts d’une seule personnalité. Il faut aller bien au- delà dans les analyses. C’est tout le système qui a généré ces phénomènes, c’est l’idéologie qui en a découlé qu’il faut mettre en cause. Il appelle à revenir à la richesse vivante du marxisme-léninisme, à la philosophie du matérialisme dialectique. Jean-Pierre Morbois 1 Georg Lukács, La Signification présente du réalisme critique, Paris, Gallimard, 1960, page 11 et 12. 4 Ce texte est la traduction du texte de Georg Lukács : Brief an Alberto Carocci * (1962) paru dans Forum, Österreichische Monatsblätter für kulturelle Freiheit [Forum, mensuel autrichien pour la liberté culturelle], 10e année, numéros 115-116, 117 (1963), pp. 335-357, pp. 407-411. Il occupe les pages 658 à 680 du recueil Schriften zur Ideologie und Politik [Écrits sur l’idéologie et la politique] (Luchterhand, Neuwied und Berlin, 1967). Il était jusqu’à présent inédit en français. * Alberto Carocci, le rédacteur en chef de la revue italienne Nuovi Argomenti, avait organisé une enquête à l’occasion du XXIIe congrès du P.C.U.S. (Octobre 1961). La lettre reproduite ici est la réponse de Lukács à Carocci. Elle a été publiée pour la première fois en 1962 dans Nuovi Argomenti (n° 57-58). La première version allemande est parue dans les numéros référencés ci-dessus de Forum sous le titre : Lettre personnelle sur le stalinisme. GEORG LUKÁCS, LETTRE À ALBERTO CAROCCI SUR LE STALINISME. 5 Budapest, le 8 février 1962. Cher Monsieur Carocci ! J’aurais été très tenté de vous donner une réponse approfondie aux problèmes que vous soulevez dans vos sept questions, tant y est concentré quasiment tout ce qui préoccupe nombre d’entre nous depuis des années. Malheureusement, les circonstances sont telles en ce qui me concerne que j’ai immédiatement dû laisser tomber ce projet. Mais comme à votre égard, je ne veux cependant pas totalement passer mes conceptions sous silence, je me contenterai d’une simple lettre personnelle qui évidemment n’a en aucun cas la prétention de traiter toutes les questions essentielles de manière systématique. Je commencerai par l’expression « culte de la personnalité ». Je tiens naturellement pour une absurdité de renvoyer aux caractéristiques individuelles d’un homme la teneur et les problèmes de toute une période aussi importante au plan de l’histoire mondiale. Certes, lorsque j’étais étudiant, on enseignait dans les universités allemandes : « ce sont les hommes qui font l’histoire ». Même mon « sociologisme » simmelien et max-wébérien d’alors suffisait pourtant à me faire tout simplement sourire d’une telle proclamation pathétique. Comment en serait-il donc après des décennies d’éducation par le marxisme ? Dès ma toute première réaction, encore presque purement immédiate, au XXe congrès, je me suis tourné au-delà de la personne vers l’organisation : vers l’appareil qui avait produit le « culte de la personnalité » et l’avait maintenu dans une reproduction sans cesse élargie. Je me représentais alors Staline comme le sommet d’une pyramide qui, en s’élargissant vers le bas, était clairement constituée de « petits Staline » qui, vus d’en haut, étaient les objets, les producteurs 6 vers le bas et les garants du « culte de la personnalité ». Sans le fonctionnement bien huilé d’un tel appareil, le « culte de la personnalité » serait resté un rêve subjectif, un élément pathologique qui n’aurait jamais pu atteindre cette efficacité sociale qu’il a exercé pendant des décennies. Il n’était pas besoin de trop réfléchir pour se rendre compte qu’une telle image immédiate, sans pour autant être fausse, ne pouvait donner qu’une représentation fragmentaire et superficielle de la genèse, de l’essence, et du fonctionnement d’une période significative. Pour des hommes qui pensent et se dévouent réellement au progrès surgit nécessairement le problème de la genèse sociale de cette séquence d’évolution, ce que Togliatti, le premier, a très justement formulé en disant que les conditions sociales de la naissance et de la solidité du « culte de la personnalité » devaient être découvertes, à partir naturellement de la dynamique interne de la révolution russe ; Togliatti ajoutait, très justement aussi, que les soviétiques étaient les mieux qualifiés pour ce travail. Naturellement, il ne s’agit pas seulement là d’un problème historique. La recherche historique passe nécessairement par une critique de la théorie et de la pratique nées de la sorte. Et à vrai dire ‒ j’en étais convaincu dès le début ‒ cette étude approfondie devait découvrir tout ce qu’il y avait de faux dans l’idéologie liée au « culte de la personnalité » et découlant de lui. Il fallait qu’il en aille pour ces chercheurs de même que pour Madame Alving dans Les revenants, dont Ibsen décrivait ainsi le virage idéologique : « Je ne voulais toucher qu'à un seul point; mais, celui-ci défait, tout s'est décousu. Et je vis alors que vos coutures étaient faites à la machine 2. » Ce résultat ne dépend pas en première ligne de l’attitude de ceux 2 Henrik Ibsen, Les revenants, acte II, trad. M. Prozor, in Maison de poupée, suivi de Les revenants, Librairie académique Perrin, le livre de Poche, 1964, p. 224. GEORG LUKÁCS, LETTRE À ALBERTO CAROCCI SUR LE STALINISME. 7 qui abordent la question ; c’est la conséquence organique du matériau traité. Aussi cette question est-elle restée jusqu’à aujourd’hui à l’état de simple postulat pour le vrai marxisme, et il est tout à fait impossible que vous attendiez de moi, qui ne suis pas un connaisseur compétent de cette matière, que je vous donne ne serait-ce qu’une tentative de solution ; et encore moins dans une lettre qui doit nécessairement être structurée de façon encore plus subjective et fragmentaire que s’il s’agissait d’un essai sur ce sujet. Toujours est-il que doit être clair pour tout homme qui réfléchit que le point de départ ne peut être que la situation intérieure et la situation internationale de la Révolution prolétarienne russe de 1917. Objectivement, il faut penser aux ravages de la guerre, à l’arriération industrielle, au retard culturel relatif de la Russie (analphabétisme etc.), à l’enchaînement des guerres civiles, des interventions, de Brest-Litovsk à Wrangel etc. À cela s’ajoute comme facteur subjectif ‒ souvent négligé ‒ la possibilité limitée de Lénine de transposer dans la pratique ses justes vues. Comme ses résolutions se sont pourtant imposées dans ce siècle, on est souvent enclin aujourd’hui à oublier quelles résistances il a dû en l’occurrence surmonter dans le parti. Celui qui connait un tant soit peu l’histoire précédant le 7 novembre, la paix de Brest-Litovsk, saura ce que l’on entend par là. (Il a couru plus tard une anecdote sur Staline, selon laquelle il aurait dit, à l’époque des débats internes sur la paix de Brest : la tâche la plus importante est d’assurer à Lénine une majorité fiable au Comité Central.) Après la mort de Lénine, la période de la guerre civile et des interventions était certes achevée, mais en particulier pour ces dernières, il n’y avait pas la moindre garantie qu’elles ne puissent, à chaque instant, se reproduire. Et l’arriération économique et culturelle s’avérait comme un obstacle 8 difficilement surmontable pour une reconstruction du pays qui devait être à la fois une édification du socialisme et une garantie de sa défense contre des tentatives de restauration du capitalisme. Les difficultés internes au parti n’ont naturellement fait que s’accroître avec la mort de Lénine. Comme la vague révolutionnaire qui avait déclenché les événements de 1917 était passée sans pouvoir édifier durablement la dictature du prolétariat dans d’autres pays aussi, il a fallu résolument se confronter à la question de l’édification du socialisme dans un seul pays (arriéré). C’est l’époque à laquelle Staline s’avéra être un homme d’État important, visionnaire. La défense efficace de la nouvelle théorie de Lénine sur la possibilité d’une société socialiste dans un seul pays contre les uploads/Litterature/ georg-lukacs-lettre-a-alberto-carocci-sur-le-stalinisme.pdf

  • 29
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager