1 Marguerite Yourcenar, une certaine idée de la culture C O M M U N I C A T I O
1 Marguerite Yourcenar, une certaine idée de la culture C O M M U N I C A T I O N D E L U C I E N G U I S S A R D A L A S E A N C E M E N S U E L L E D U 1 0 S E P T E M B R E 1 9 8 8 l existe une catégorie de romans que l’on peut appeler « romans de culture » comme on dit « romans d’initiation », « romans de mœurs », « romans de société », toutes appellations qui restent approximatives, à l’image de notre vocabulaire critique. Le « roman de culture » ne serait pas ainsi dénommé parce qu’il a pour effet de cultiver son lecteur, ce que doivent faire tous les grands livres de la bibliothèque modèle, ni parce que la littérature elle-même contribue — contribue encore ! — à la culture ; une certaine culture orientée par les Lettres et la pensée spéculative. Ce ne serait alors qu’une désignation redondante. Il s’agit de romans qui portent en eux une forte charge d’éléments culturels, en général situés dans un moment de l’histoire plus ou moins reculée, et l’histoire elle-même, exploitée si souvent sans aucun scrupule historien mais aujourd’hui réconciliée avec le récit (ce serait un autre débat), l’histoire elle-même est déjà signe d’un recours à l’acquis culturel, au travail de la culture sur le réel et l’imaginaire. Ces éléments peuvent être fort divers : références aux écrivains et artistes du passé, citations de textes, invention pure et simple de textes recopiant ceux d’autrefois, imitant le style et le langage, bibliographies inventées (voir La gloire de l’Empire, de Jean d’Ormesson), biographies imaginaires, mémoires imaginaires, mise en scène d’un personnage exemplaire, d’une destinée romanesque : amours, aventures, dans un contexte temporel choisi, avec mission d’incarner un type d’homme et de se compromettre dans un type de société, de culture justement. I 2 Mais voici que se profile l’extension du concept de culture, selon que l’anthropologie et l’ethnologie l’ont fait évoluer : non plus seulement un corps d’idées et de langage, mais un complexe de mœurs, de mentalités, de religion, de vie sociétaire. Le « roman de culture », comme le roman dit historique, se limite assez rarement à l’individu isolé du monde ambiant. Il combine très généralement le tableau de mœurs, la fresque comme nous disons, le débat d’idées et le portrait du héros. Exemple cité ici en raison de sa grande vogue, sans doute un peu gonflée par le snobisme : Le nom de la rose, d’Umberto Eco , autres exemples plus proches de nous : celui, trop peu remarqué, d’Étienne Barilier avec Le dixième ciel, bâti autour de Pic de la Mirandole, et Voyages et aventures extraordinaires du Frère Angelo, de Guy Hocquenghem. Marguerite Yourcenar ne s’attendait pas au succès des Mémoires d’Hadrien et elle confie à Mathieu Galet 1 que les lecteurs, comme aussi certains critiques, se sont trompés sur l’objectif du livre, considérant que les amours de l’Empereur et d’Antinoüs étaient le vrai sujet, ou que l’Empereur penseur était là juste au bon moment pour soulager les états d’âme d’hommes désemparés. L’autre malentendu qui naît de ce roman célèbre, et de L’œuvre au noir qu’on peut juger supérieur, est celui de la culture présupposée, ou véhiculée explicitement, par un tel « roman de culture », car c’en est et de manière éminente, comme L’œuvre au noir d’ailleurs, comme les Nouvelles orientales, comme Feux, comme ces deux nouvelles moins connues : Un homme obscur et Une belle matinée, avec en fond de tableau la période de Rembrandt. Et je n’oublierai pas Le labyrinthe du monde. Les deux romans les plus connus de Marguerite Yourcenar nous renvoient à une certaine idée de la culture, celle qu’on évoquait tout à l’heure en rappelant le rôle traditionnel dévolu à la littérature dans la formation d’une tête bien faite. Nous parlions, en ce temps-là beaucoup plus que maintenant, de culture classique, de culture humaniste et même de « culture générale », terme, je dois l’avouer, qui m’a rendu de plus en plus perplexe au fur et à mesure que, de toute évidence, elle ne pouvait plus être générale, si elle le fut jamais. Disant cela, on laisse deviner les immenses domaines nouveaux de la connaissance, les sciences exactes et les techniques, où il ne semble pas que Marguerite Yourcenar ait poussé ses recherches, tout en soulignant qu’elle s’est intéressée, à la fin de sa vie, à la 1 Les yeux ouverts, Livre de poche. Centurion. 3 géologie et à l’écologie, mais ce sont là des terrains familiers à l’ancienne culture générale, qui ne méconnaissait nullement les sciences de la nature. Marguerite Yourcenar n’acceptait pas sans agacement qu’on la rangeât parmi les classiques ; elle voulait bien du classicisme si on entendait par là (je cite) « qu’un auteur n’écrit pas dans un style salopé ou plein d’acrobaties inutiles… Mais cette expression qui me parait essentiellement scolaire semble offrir un enterrement de première classe à tous les écrivains supposés de valeur et que les gens ne lisent pas 2 ». Interrogée sur le goût qui la portait vers l’Antiquité et lui inspirait une grande admiration pour l’Italie, elle répond ceci qui importe, tout ensemble, à une conception de la culture et à sa transmission : « Cela devait se trouver dans mes gènes, ou il a dû se produire je ne sais quelle interférence, une vieille connaissance ancestrale de l’Antiquité, ou la tradition humaniste, peut- être 3. » L’héritage, dans une famille aisée comme la sienne, famille qu’on dira cultivée, en particulier en songeant à un personnage devenu aussi important qu’Hadrien et Zénon : le propre père de la romancière, cet héritage que d’autres n’ont recueilli qu’en passant par les études classiques ou d’humanités, elle l’avait reçu en ligne directe, comme on reçoit des terres ou un château provincial près de Béthune. Elle y a trouvé tout naturellement le livre, le penchant pour la lecture qui, si sa mémoire est fidèle, se manifeste étonnamment tôt : elle affirme avoir acheté et lu Les oiseaux d’Aristophane, Phèdre, de Racine, à « huit ou neuf ans » … Elle ne savait pas qui était Hyppolite, mais elle trouvait cela « beau ». Les lectures premières vont donc l’introduire dans ce classicisme que la terminologie scolaire, selon les schémas bien établis, lui rendra familier. Rien que de très « classique » en cela. Il est certain aussi que la langue écrite par cette romancière descend en droite ligne de la tradition française et que, cette même tradition ayant engendré les écrivains appelés « moralistes », elle se situe sans aucun doute parmi eux. Les choses deviennent plus originales quand on examine le cheminement personnel de Marguerite Yourcenar à partir de l’héritage et de l’école. Et tout d’abord, un trait en soi un peu anecdotique mais révélateur de la liberté intellectuelle avec laquelle l’écrivain se frayera sa propre voie, à la fois fidèle et déviante. Parlant de Phèdre, de Racine, elle compare ce chef d’œuvre typiquement 2 Les yeux ouverts, Livre de poche, p. 238. 3 Ibidem, p. 55. 4 classique et français avec Hyppolite d’Euripide, et c’est pour relever la déperdition qui s’est produite entre le théâtre grec et la pièce de Racine, pour relever les lacu- nes de celle-ci, et montrer que les classiques ne sont pas intouchables, que Marguerite Yourcenar, en tout cas, ne se laissera pas enfermer une fois pour toutes dans cette généalogie, pas plus qu’elle ne tiendra la culture gréco-latine pour la seule source d’humanisme. L’Antiquité, la romaine surtout qui eut sa préférence littéraire, ne sera pas pour elle un bagage de routine, surtout pas cette sorte d’idéal unique et absolu que certains ont prétendu récemment, avec une audience limitée il faut le dire, revendiquer contre tout ce que l’Occident a vécu après la chute de l’Empire romain et l’avènement du christianisme. Le bagage, elle l’a fait entrer dans son bien propre comme une affirmation d’identité ; elle fréquentera cet univers avec une aisance et une somme de connaissances qu’il est permis de saluer, peut-être avant que ne s’éteigne une race d’humanistes et que les têtes bien faites ne soient faites tout autrement. Toute son œuvre est la mise en application d’une culture, en commençant par le savoir, la collecte des matériaux, le recours aux documents, la consultation des livres, l’érudition en un mot, laquelle, on l’a souvent observé, n’est pas à elle seule garantie de culture, si ce mot signifie, outre un savoir, une vision du monde et un code de savoir-vivre. On admire l’étendue d’une culture comme celle de Marguerite Yourcenar, son étendue dans le temps et dans l’espace, mais, bien qu’en cette matière temps et espace soient inséparables, il faudra insister sur l’es- pace, la géographie internationale d’un esprit, parce que c’est dans ce sens-là de l’itinéraire que Marguerite Yourcenar a fait éclater les cadres classiques, élargi son univers mental, obéissant à un appétit personnel et, dans le uploads/Litterature/ guissard100988-pdf.pdf
Documents similaires
-
21
-
0
-
0
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise- Détails
- Publié le Aoû 30, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
- Taille du fichier 0.0750MB