Martin Heidegger Qu’est-ce qu’une chose ? TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JEAN REBOUL

Martin Heidegger Qu’est-ce qu’une chose ? TRADUIT DE L’ALLEMAND PAR JEAN REBOUL ET JACQUES TAMINIAUX Gallimard Titre original : DIE FRAGE NACH DEM DING Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous les pays, y compris l’U.R.S.S. © Max Niemeyer Verlag, Tübingen, 1962. © Éditions Gallimard, 1971, pour la traduction française. AVANT-PROPOS Cet écrit1 livre le texte d’un cours qui a été tenu sous le titre Questions fondamentales de métaphysique à l’Université de Fribourg-en-Brisgau pendant le semestre d’hiver 1935-1936. Fribourg-en-Brisgau, avril 1962. A. DIVERSES MANIÈRES D’INTERROGER EN DIRECTION DE LA CHOSE I. INTERROGATION PHILOSOPHIQUE ET INTERROGATION SCIENTIFIQUE Nous posons dans ce cours une question, parmi celles qui s’inscrivent dans le cercle des questions fondamentales de la métaphysique. Elle s’énonce : « Qu’est-ce qu’une chose ? » Question déjà ancienne. Elle n’est toujours neuve que parce qu’il faut sans cesse la poser à nouveau. Nous pourrions aussitôt entrer dans une vaste discussion sur cette question « Qu’est-ce qu’une chose ? », et avant même de l’avoir convenablement posée. En un sens, ce serait légitime car la philosophie, chaque fois qu’elle commence, se trouve dans une situation défavorable. Il n’en va pas de même pour les sciences, auxquelles les représentations, opinions et pensées de tous les jours ménagent constamment passage et accès directs. Si l’on tient la représentation quotidienne pour l’unique mesure de toutes choses, alors la philosophie est toujours quelque chose de déplacé. Ce déplacement qu’est l’attitude de la pensée ne peut être pris en charge que dans un écartement violent. Par contre, les cours scientifiques peuvent débuter immédiatement par l’exposé de leur objet. Le niveau d’interrogation qui y est adopté au départ n’y sera plus abandonné, même si les questions gagnent en complication et en difficulté. La philosophie en revanche opère un déplacement constant de la position et des niveaux. C’est pourquoi il arrive souvent que, pour tout un temps, on n’y sache où donner de la tête. Ce désarroi est inévitable et souvent salutaire ; mais, pour ne pas l’accroître outre mesure, il est bon de commencer par une réflexion préliminaire sur ce qui doit faire l’objet de l’interrogation. Cependant une telle manière de faire comporte le risque que l’on se mette à parler philosophie de façon prolixe, sans pour autant penser dans le sens propre à la philosophie. Nous ne consacrerons donc que cette première heure à une réflexion sur notre propos. La question s’énonce : « Qu’est-ce qu’une chose ? ». Mais un doute naît aussitôt. On dira : se servir et jouir des choses disponibles, écarter les choses embarrassantes, se procurer les choses dont il est besoin, voilà qui a un sens ; mais avec la question « Qu’est-ce qu’une chose ? » on ne peut vraiment rien entreprendre. C’est ainsi. On ne peut rien entreprendre avec cette question. Et il y aurait même grossier malentendu à son sujet, si nous voulions tenter de prouver qu’on pourrait entreprendre quelque chose avec elle. Non, on ne peut rien en faire. Cette assertion touchant notre question est si vraie qu’il nous faut la comprendre comme une définition de son essence. « Qu’est-ce qu’une chose ? ». Voilà une question avec laquelle on ne peut rien faire ; sur cette question, il n’est au fond pas besoin d’en dire davantage. Cependant comme cette question est déjà ancienne, comme elle remonte au début de la philosophie occidentale, chez les grecs au VIIe siècle avant J.-C., il est bon de la caractériser aussi, brièvement, par son côté historique. Touchant cette question la tradition nous a légué une anecdote que Platon nous a conservée dans son dialogue Théétète (174 a, sq.) : Ὥσπερ ϰαὶ θαλῆν ἀστρονομοῦντα… ϰαὶ ἄνω βλεποντα, πεσόντα εἰσ φρέαρ, Θρᾷττά τις ἐμμελὴς ϰαὶ χαρίεσσα θεραπαινὶς άποσϰῶψαι λέγεται ὡς τὰ μὲν ἐν οὐρανῷ προθυμοῖτο εἰδέναι, τὰ δ᾽ ἔμπροσθεν αὐτοῦ ϰαὶ παρὰ πόδας λανθαάνοι αὐτόν. « Ainsi l’on raconte que Thalès serait tombé dans un puits, tandis qu’il s’était absorbé dans l’observation de la voûte céleste. Là-dessus une petite servante thrace, malicieuse et mignonne, l’aurait raillé de mettre tant de passion à gagner la connaissance des choses du ciel, alors que lui demeuraient cachées les choses qu’il avait sous son nez et à ses pieds. » Au récit de cette anecdote, Platon ajoute la phrase suivante : ταὐτὸν δὲ ἀρϰεῖ σϰῶμμα ἐπὶ πάντας ὅσοι ἐν φιλοσοφίᾳ διάγουσι. « Mais cette raillerie s’applique à tous ceux qui se mêlent de philosophie. » La question « Qu’est-ce qu’une chose ? », nous devons donc la caractériser comme de l’espèce de celles qui font rire les servantes. Et ne faut-il pas qu’une brave servante ait l’occasion de rire ? Voilà qu’à notre insu notre manière de caractériser la question « Qu’est-ce qu’une chose ? » nous conduit à une indication sur la spécificité de la philosophie, qui pose cette question. La philosophie est cette pensée avec laquelle on ne peut essentiellement rien entreprendre et à propos de laquelle les servantes ne peuvent s’empêcher de rire. Cette définition de la philosophie n’est pas une simple plaisanterie : elle est à méditer. Nous ferons bien de nous souvenir à l’occasion qu’au cours de notre cheminement il peut nous arriver de tomber dans un puits sans pouvoir de longtemps en atteindre le fond. Reste à dire maintenant pourquoi nous parlons de questions fondamentales de la métaphysique. Ici le nom de « Métaphysique » doit seulement indiquer que les questions qui seront traitées se tiennent au cœur et au centre de la philosophie. Nous ne visons cependant pas par « Métaphysique » une branche particulière, à l’intérieur de la philosophie, branche qui serait distincte de la logique ou de l’éthique. Dans la philosophie il n’y a pas de branches, parce qu’elle-même n’en est pas une. Elle n’est pas une branche, parce que l’apprentissage scolaire, encore qu’il soit indispensable dans certaines limites, n’y est jamais essentiel, et surtout parce qu’en philosophie toute division du travail est d’emblée dénuée de sens. Nous voulons donc préserver le plus possible le nom de « Métaphysique » de tout ce qui s’y est attaché au cours de l’histoire. Que ce nom nous indique seulement cette démarche où l’on court grand risque de tomber dans le puits. Après cette préparation générale nous pouvons maintenant caractériser de plus près notre question « Qu’est-ce qu’une chose ? » II. LES MULTIPLES SENS DANS LESQUELS ON PARLE DE LA CHOSE Tout d’abord, à quoi pensons-nous lorsque nous disons « une chose » ? A un morceau de bois, à une pierre, à un couteau, à une montre, à un ballon, à un javelot, à une vis ou à un fil de fer ; mais nous appelons aussi « chose énorme » le grand hall d’une gare, ou encore un sapin géant. Nous parlons des choses multiples qu’il y a dans la prairie en été : les herbes et les plantes, les papillons et les scarabées ; la chose qui est là pendue au mur, ce tableau, nous l’appelons aussi une chose, et un sculpteur a dans son atelier diverses choses achevées ou inachevées. Par contre nous hésitons à appeler le nombre 5 une chose. Le nombre, on ne peut ni le saisir, ni le voir, ni l’entendre. De même la phrase : « Il fait mauvais » ne passe pas pour une chose, non plus d’ailleurs que le mot isolé : « maison ». Justement nous distinguons la chose « maison » du mot qui la nomme. De même, nous ne tenons pas pour des choses une attitude ou un avis que nous conservons ou que nous perdons à l’occasion. Mais lorsque par exemple une trahison se trame quelque part, nous disons pourtant : « Il se passe là des choses étranges. » Nous ne pensons là ni à des morceaux de bois, ni à des choses d’utilité, ni à rien de semblable. Et lorsqu’il importe, pour telle décision, de tenir compte « avant toute autre chose » de telle ou telle considération, ces « autres choses » qui n’entrent pas en ligne de compte, ne sont pas non plus des pierres, ni rien de semblable, mais d’autres considérations ou résolutions. Il en va de même lorsque nous pensons que les choses ne marchent pas comme il faudrait (daß es nicht mit rechten Dingen zugehe). Nous usons ici du mot « chose » dans un sens plus large qu’au début de notre énumération, à savoir dans le sens qu’avait dès le début notre mot allemand « Ding ». « Ding » est l’équivalent de « thing » qui signifiait : débat judiciaire, débat en général, affaire ; tel est le sens du mot « chose » lorsque nous parlons de « tirer les choses au clair » ou lorsque le proverbe allemand dit que « Gut Ding will Weile haben », que « Bonne chose a besoin de temps ». Toute chose, non seulement ce qui est de bois ou de pierre, mais toute tâche et toute entreprise, a besoin de son temps. Et lorsqu’on dit en allemand de quelqu’un qui est de bonne uploads/Litterature/ heidegger-martin-qu-x27-est-ce-qu-x27-une-chose-1988-pdf.pdf

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