– 2 – Jean Markale LES DAMES DU GRAAL Éditions Pygmalion, Gérard Watelet, 1999
– 2 – Jean Markale LES DAMES DU GRAAL Éditions Pygmalion, Gérard Watelet, 1999 – 3 – La treizième revient, c’est encor la première… Gérard de Nerval – 4 – INTRODUCTION - La Femme innombrable Lorsque, selon le récit de Chrétien de Troyes, auteur cham- penois de la seconde moitié du XIIe siècle, le jeune héros Perce- val le Gallois se trouve spectateur involontaire du mystérieux Cortège du Graal, il ne s’étonne en rien de ce qui se présente à ses yeux, à savoir, un tailloir d’argent porté par un jeune homme, une « lance qui saigne » également portée par un jeune homme, et enfin un graal d’où émane une étrange lumière plus intense que celle du soleil et des étoiles, et qui, lui, est entre les mains d’une jeune femme à la merveilleuse beauté. On apprendra plus tard que Perceval a eu tort de ne pas s’étonner et de ne pas poser de questions sur ce qu’il voyait. Et l’on apprendra encore plus tard, grâce aux continuateurs de Chrétien de Troyes, que ce graal (nom commun signifiant sim- plement « récipient », de l’occitan ancien gradal, provenant du latin cratalem) contenait le sang du Christ, recueilli, lors de la descente de croix, par Joseph d’Arimathie, celui qui était dis- ciple secret de Jésus et qui avait obtenu des autorités romaines la permission, tout à fait exceptionnelle, d’enterrer un criminel – 5 – coupable de subversion et crucifié pour ce motif. Alors, c’est à nous de nous poser certaines questions, non seulement à propos de ce sang du Christ, mais aussi du fait que cette « chose la plus sainte au monde » soit portée par une femme, alors qu’à l’époque de la rédaction de ces récits, seuls les prêtres, des hommes, avaient le droit de toucher le calice dans lequel s’opérait la transsubstantation, c’est-à-dire, selon les normes théologiques, la métamorphose, opérée au cours de la célébra- tion eucharistique, du vin en sang divin versé pour le salut des êtres humains. La « Porteuse de Graal » serait-elle donc la prê- tresse d’une religion des temps lointains occultée ou refoulée, mais qui se manifeste cependant à travers des schémas stéréo- typés que le Christianisme médiéval n’a jamais pu extirper de la mémoire collective des populations de l’Europe occidentale ? Ces questions sur la « Porteuse de Graal » en appellent bien d’autres, tout aussi intrigantes, et qui touchent des domaines interdits, pour ne pas dire « diaboliques », puisqu’elles concer- nent le rôle de la Femme dans les multiples aventures et er- rances des chevaliers partis à la recherche du Graal. En effet, tous les quêteurs de Graal, à un moment ou à un autre de leurs pérégrinations, se trouvent en présence de personnages fémi- nins dont l’ambiguïté n’est plus à démontrer tant elle est évi- dente à travers les descriptions qu’en font les divers auteurs. Au Moyen Âge, toute trace d’un culte de type féminin est classée comme diabolique, à l’image de ce qui est consigné dans la Bible hébraïque à propos de la lutte perpétuelle entre l’orthodoxie mosaïque, tout entière vouée à la glorification du Dieu-Père, et la déviance d’origine chananéenne, ce que les rédacteurs appel- lent la prostitution, qui fait remonter à la surface les troubles représentations de la Déesse des Commencements, telle qu’elles apparaissent dans les plus anciennes traditions du Moyen- Orient. Le cas de Perceval, selon toute vraisemblance le plus ancien héros du Graal1, met en lumière cette incessante présence de la 1 Il faut rappeler que le nom de Perceval se trouve uniquement dans les récits français de Chrétien de Troyes et de ses continuateurs. Dans les textes anglais plus tardifs, le nom a – 6 – Femme au cœur de l’action menée par les hommes. Chaque étape de ses errances est en effet marquée par un personnage féminin qui se révèle incontournable. C’est d’abord sa mère, la Veuve Dame2, qu’il quitte pour courir les aventures, coupant ainsi le cordon ombilical qui le relie encore à ses origines. C’est ensuite la Demoiselle au Pavillon à qui il dérobe un baiser, un anneau et un pâté, symboles éclatants de son éveil à la sexualité. Ce sera ensuite la jeune femme que Chrétien de Troyes appelle Blanche-fleur et Wolfram von Eschenbach Condwiramur, celle qui conduira le héros à sa maturité sexuelle. Puis se succéderont la Porteuse de Graal, révélatrice de mystères qu’il est encore incapable de comprendre, Sigune, sa propre cousine qui, après l’avoir maudit, lui enseignera le sens de sa mission, beaucoup plus tard sa sœur, double épuré du héros, et bien d’autres « pu- celles », en particulier l’intrigante et « hideuse » Demoiselle à la Mule, cette fameuse Cundrie la Sorcière du récit allemand, qui se présenteront devant lui chaque fois qu’il devra franchir un degré dans cette exploration initiatique de l’univers que consti- tue la Quête du Graal3. Mais l’exemple de Perceval n’est pas unique, et tous les héros engagés dans cette Quête, c’est-à-dire en fait tous les chevaliers de la Table Ronde, réunis autour du roi Arthur, connaissent, à des degrés divers, des expériences analogues, que ce soit dans les récits concernant la Quête proprement dite, ou dans les ré- cits annexes qui en sont inséparables. On peut citer Yvain, le fils du roi Uryen, dont la rencontre avec Laudine, la Dame de la Fontaine, et avec sa suivante Luned, une fée douée de mysté- évolué en Percivelle. Dans le texte allemand de Wolfram von Eschenbach, c’est Parzival. Mais, dans le texte gallois correspondant, le nom est Peredur. À noter également la forme Perlesvaux dans un étrange roman français inspiré par les moines de Glastonbury, et même Perceforêt dans des adaptations romanesques de la fin du Moyen Âge. 2 On remarquera que Perceval, dont on ignore le nom au début du récit de Chrétien, est dit « le Fils de la Veuve Dame », ce qui n’est pas sans rappeler une formulation maçonnique bien connue. Est-ce voulu ? La Franc-Maçonnerie n’existait pas au XIIe siècle, mais on ne peut que s’interroger sur le silence de Perceval devant le « cortège du Graal », car c’est le comportement normal de tout « apprenti » maçon qui ne doit pas poser de questions. 3 Voir le récit complet dans J. Markale, Le Cycle du Graal (Paris, éd. Pygmalion), sixième volume intitulé Perceval le Gallois. – 7 – rieux pouvoirs, est essentielle. On peut citer Tristan, dont per- sonne ne parlerait sans la reine Yseult et la triste et mélanco- lique Yseult aux Blanches Mains. On peut citer Gauvain, le ne- veu d’Arthur, qui ne peut se retenir, au milieu de chacune de ses aventures, de déclarer sa flamme à une quelconque « dame » ou « pucelle4 » rencontrée. Et, parmi tous ces héros, celui qui se taille la meilleure part est bel et bien Lancelot du Lac qui, bien que fidèle à la reine Guenièvre – du moins dans la version clas- sique dite « cistercienne5 » –, est entièrement, de sa naissance à sa mort, conditionné par des personnages féminins, de la plus humble « pucelle » aux plus grandes « dames » de ce monde. Car, à travers ces personnages de nature féminine, évanes- cents et souvent aperçus derrière des écrans de brume qui en déforment les visages, surgissent de façon inopinée des carac- tères, au sens que la langue anglaise donne au mot characters, c’est-à-dire des figures emblématiques dignes des dramaturgies grecques, portant des masques, des personnes6, sans lesquelles aucune action ne serait possible. Et ces personnes ont des noms – d’ailleurs multiples et interchangeables – qui témoignent par- fois de leur importance et de leur signification (au Moyen Âge, on aurait dit sénéfiance) au regard de l’intrigue qui sous-tend l’ensemble des récits sur le Graal et les exploits des chevaliers arthuriens dans une mythique forêt de Brocéliande où les che- mins, d’abord larges et somptueux, se perdent très vite dans le fouillis des ronciers pour n’aboutir nulle part. Ces noms sont célèbres, même s’ils ne sont pas toujours compris dans leur dimension réelle. À tout seigneur, ou plutôt « à toute dame », tout honneur : voici la reine Guenièvre, 4 Une « dame » est une femme en puissance d’époux. Une « pucelle », dans les récits mé- diévaux, n’est en rien synonyme de « vierge » : c’est tout simplement une femme qui n’est pas sous la dépendance d’un homme. 5 Dans la version primitive, collectée dans le récit allemand Lanzelet, de Ulrich von Zat- zikhoven, le héros contracte trois « mariages temporaires », et il n’est pas question de la reine Guenièvre. Voir Le Cycle du Graal, troisième volume, Lancelot du Lac. 6 Rappelons que « personne » provient du latin persona, qui ne signifie pas autre chose que « masque de théâtre », ce masque que les acteurs portaient sur leur visage pour affirmer leur identité et leur « personnalité » devant le public, au cours des représentations drama- tiques données en Grèce et dans la Rome archaïque. – 8 – épouse du uploads/Litterature/ markale-jean-les-dames-du-graal.pdf
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- Publié le Aoû 23, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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