Que sont devenues les "hétérotopies" ? Le néologisme d’« hétérotopie », proposé

Que sont devenues les "hétérotopies" ? Le néologisme d’« hétérotopie », proposé par Michel Foucault devant des spécialistes d’architecture en 1967, a acquis une fortune considérable et, il faut bien le dire, un peu mystérieuse, dans le discours sur la ville. On sait pourtant qu’une telle trouvaille lexicale ne prétendait certainement pas à devenir un concept puisqu’il ne s’agissait que d’un propos de conférence, dont Foucault n’autorisa la publication que dix-sept ans plus tard, juste avant sa mort. Peut-on cependant spécifier un peu la définition de la catégorie et essayer d’en circonscrire des usages possibles ? L’hétérotopie est un type de lieux spécifiques, un type d’« emplacements » dans l’« espace du dehors », l’espace de l’expérience vécue. Ce dernier ne peut en effet être pensé, affirme le philosophe, comme un espace vide, ni comme un espace homogène. Il est un espace toujours déjà « chargé de qualités », un espace plein et hétérogène, un espace différencié. Les hétérotopies forment une classe de places dans le système relationnel des places qui permet de se représenter un tel espace, entendu comme cadre de l’expérience spatiale des individus et des groupes. Plus spécifiquement, elles appartiennent à un groupe de lieux « qui ont la curieuse propriété d’être en rapport avec tous les autres emplacements, mais sur un mode tel qu’ils suspendent, neutralisent ou inversent l’ensemble des rapports qui se trouvent, par eux, désignés, reflétés ou réfléchis ». Les hétérotopies entretiennent donc à distance, autrement dit sans contiguïté nécessaire, une relation de coexistence et d’équivalence avec tous les autres lieux de l’espace vécu : ce sont des lieux parallèles ou des figures dédoublées et renversées des autres lieux. Ils agissent souvent comme un refuge pour les occupants d’autres lieux. Dans ce large groupe des lieux parallèles, Foucault prend soin toutefois de distinguer les hétérotopies des utopies. Les hétérotopies ne sont pas, en effet, des refuges imaginaires ou des lieux issus de la rêverie, mais des « utopies effectivement réalisées dans lesquelles les autres emplacements, tous [c’est moi qui souligne à nouveau] les autres emplacements réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture sont à la fois représentés, contestés et inversés ». Contrairement à l’utopie, l’hétérotopie désigne donc un emplacement situé, « localisable », bien que, comme l’utopie, elle figure en même temps un rapport général à tous les autres lieux de l’espace vécu et traversé. Il s’agit d’ailleurs d’un rapport complexe et intrinsèquement ambigu, puisqu’il est fait à la fois d’imitation et d’opposition, voire d’inversion, puisqu’il induit une « contestation à la fois mythique et réelle de l’espace où nous vivons ». Quoi qu’il en soit, l’idée d’hétérotopie ajoute à l’intuition selon laquelle il existe sans aucun doute un espace des emplacements qui permettrait de décrire une ville (le réseau des rues, ou bien le réseau des passages, ou bien le réseau des trains, ou bien encore le réseau des « emplacements de halte provisoire que les cafés, les cinémas, les plages » et enfin le réseau de tous ces réseaux…) ou une maison (avec, par exemple, son réseau des lieux du repos), une composante supplémentaire, absolument nécessaire selon lui à la saisie de l’expérience vécue de l’espace. Pour comprendre la structure des espaces, il faut, en plus de l’image du réseau, une action, un opérateur de transformation applicable à toutes les places, à tous les nœuds, à tous les lieux, et qui constitue en partie virtuellement une nouvelle couche de réalité spatiale, un autre ensemble de réseaux. Les hétérotopies sont des déformations des lieux existants dont l’ensemble fait réseau lui aussi. Elles sont comme le double déformé de l’espace vécu ordinaire et, en même temps, une strate effective de cet espace. L’espace- Hyde sous l’espace-Jekyll en somme. À ces critères externes de définition, Foucault ajoute au moins deux critères internes pour reconnaître parmi les lieux ceux qui seraient hétérotopiques. Premièrement, les hétérotopies « supposent toujours un système d’ouverture et de fermeture qui, à la fois, les isole et les rend pénétrables ». Y entrer et en sortir ne s’effectue jamais librement. Soit que l’entrée et la sortie sont imposées ou font l’objet d’une ritualisation et d’une épreuve, explicite ou implicite. Soit que la circulation apparemment sans contraintes cache des exclusions symboliques plus fortes que les exclusions réelles. Les hétérotopies ne sont pas de purs espaces de liberté, ce sont des espaces réglés, hiérarchisés, des lieux socialement déterminés. Deuxièmement, l’hétérotopie « a le pouvoir de juxtaposer en un seul lieu réel plusieurs espaces, plusieurs emplacements qui sont à eux-mêmes incompatibles ». Il peut mélanger du sacré et du profane, de la ville et de la campagne, du cosmique et du terrestre, du privé et du public, du familial et du social, des loisirs et du travail. Les hétérotopies subvertissent par conséquent le système d’oppositions binaires qui permet, d’ordinaire, de lire la structure de l’espace vécu. Lieux hautement régulés et lieux neutres, ou lieux du « Neutre » (au sens que Barthes a donné à ce mot), lieux de rencontre, de circulation ou de passage des charges contraires, ce sont des tiers espaces, comme l’est le Purgatoire tel que Jacques Le Goff en a éclairé la conception médiévale. Ce sont des lieux frontières ayant eux-mêmes des frontières. Si Foucault s’intéresse aux hétérotopies, plus qu’aux utopies, c’est donc aussi, comme il le dit au début de sa conférence, que « nous n’avons pas encore accédé à une désacralisation pratique de l’espace » car « notre vie [est] encore commandée par un certain nombre d’oppositions auxquelles on ne peut pas toucher, auxquelles l’institution et la pratique n’ont pas encore osé porter atteinte : des oppositions que nous admettons comme toutes données ». Lieu de conciliation d’espaces chargés de propriétés et d’usages différents, voire contraires, l’hétérotopie peut aussi télescoper non plus les fonctions mais les échelles de lieux des l’expérience et réunir, par exemple, comme dans le cas du « jardin traditionnel des Persans », « la plus petite parcelle du monde » et « la totalité du monde ». Tout petits mondes, elles sont parfois des concentrés du tout de l’espace vécu, comme peuvent sans doute l’être certaines îles. Ce que Foucault essaye au fond de penser avec cette idée d’hétérotopie, c’est une position indissociablement spatiale et sociale qui, dans la géométrie classique, paraît inconcevable. Il s’agit en effet d’une position d’extériorité et d’inclusion, d’une excroissance pourtant constituante ou, mieux, d’un lieu qui puisse être simultanément marginal et central. Marginal parce que l’hétérotopie appartient à un monde souterrain ou parallèle, même pas « off », comme on le dit de théâtres de New York qui se sont éloignés des emplacements et des normes de productions de Broadway, mais « off-off ». Doublement « off », les hétérotopies le sont précisément parce qu’elles ne se comprennent pas immédiatement à travers le système d’oppositions binaires (on/off ou in/off) qui définit l’espace géographique et social, parce qu’elle se situent en fait par devers lui, en sa marge. Malgré cet écart supplémentaire, elles restent néanmoins situées dans l’espace global, par exemple l’espace urbain, pas en dehors, elles y opèrent comme un tiers espace réunissant les mêmes propriétés structurales que celles de la totalité spatiale et sociale (autrement dit n’en ajoutant pas d’autres et ne constituant pas de la sorte une autre espèce d’espaces). Mais en elles s’accolent des qualités contraires qui n’existent dans la vie ordinaire qu’à distance ou séparés. L’hétérotopie est ainsi un espace de synthèse topologique et sociale (plutôt que la négativité que serait l’utopie) et pour Foucault, à ce stade de sa pensée, elle représente sans doute une spatialisation concrète du mode de pensée abstrait de la dialectique hegelienne. C’est à ce titre, parce qu’elle neutralise les polarités vécues de l’espace, parce qu’elle se nourrit de charges éloignées dans la grille qui définit cet espace, que l’hétérotopie occupe aussi une position centrale, au-dessus des différences, des particularités et des partis pris du monde. Elle devrait appartenir à deux espaces et elle appartient effectivement à deux espaces que Foucault a fusionnés en un seul : l’espace du monde vécu et sa représentation structurale. Souvenons-nous à ce sujet que l’hétérotopie n’est pas très différente de ce qu’Ernst Bloch appelait une « utopie concrète », qu’elle existe dans la réalité et dans l’imaginaire, qu’elle prend forme dans l’espace et dans l’image que s’en fait la pensée, dans la pratique de l’espace et dans la théorie de cette pratique. Interstices est le nom qui sera souvent donné à ces lieux hétérotopiques au moment où sont prononcées les réflexions de Foucault, par des pensées du structuralisme autocritique. Marge socio-spatiale, l’hétérotopie est aussi un centre structural de l’espace géographique et social, jusqu'à parfois configurer son modèle réduit. Les exemples d’hétérotopies mentionnés par Foucault sont très variés et se situent à des échelles fort différentes de la vie subjective ou collective. Inutile d’ajouter qu’ils ne rempliront pas nécessairement pour d’autres que lui les critères de la définition formelle qui vient d’être donnée. Voici ceux qu’il mentionne : asiles psychiatriques, lieux de voyages de noces, collèges du XIXè siècle, service militaire, maisons de uploads/Litterature/ heterotopie 1 .pdf

  • 13
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager