HISTOIRE ET MEMOIRE L'ECRITURE DE L'HISTOIRE ET LA REPRESENTATION DU PASSE Paul

HISTOIRE ET MEMOIRE L'ECRITURE DE L'HISTOIRE ET LA REPRESENTATION DU PASSE Paul RICCEUR A la memoire de Francois Furet C'est une attente du lecteur du texte historique que l'auteur lui propose un « recit vrai » et non une fiction. La question est ainsi posee de savoir si, comment, et jusqu'a quel point, ce pacte tacite de lecture peut etre honore par l'ecriture de l'histoire. Ainsi s'enonce le probleme, que je soumets a votre attention et a votre discussion, de la representation du passe en histoire. Ma premiere these est que le probleme ne commence pas avec l'histoire mais avec la memoire, avec laquelle l'histoire a partie liee d'une facon que Ton dira plus loin. Si je plaide ici pour l'anteriorite de la question de la representation mnemonique sur celle de la representation du passe en his- toire, ce n'est pas parce que je me placerais, pour des raisons de circonstance a l'age des commemorations, du cote des avocats de la memoire contre ceux de l'histoire — ce propos m'est parfaitement etranger —, mais parce que le probleme de la representation, qui est la croix de l'historien, se trouve deja mis en place au plan de la memoire et meme y recoit une solution limitee et precaire qu'il ne sera pas possible de transposer au plan de l'histoire. L'histoire en ce sens est l'heritiere d'un probleme qui se pose en quelque sorte en dessous d'elle, au plan de la memoire et de l'oubli ; et ses difficultes specifiques ne font que s'ajouter a celles propres a 1'expe- rience mnemonique. Ce n'est pas chez saint Augustin que le difficile probleme de la represen- tation du passe trouve sa premiere formulation ; si Augustin est bien, aux Livres X et XI des Confessions1, l'initiateur d'une meditation seculaire portant sur les rapports entre le passe des choses souvenues, le present des choses apercues et le futur des choses attendues, Platon et Aristote sont les L'article qui suit reproduit le texte prononce a Paris le 13 juin 2000 dans le cadre de la 22e conference Marc Bloch, sous le patronage de l'Ecole des hautes etudes en sciences sociales. 1. SAINT AUGUSTIN, Confessions, Livres VIII-XIII, Paris, Desclee De Brouwer, 1962, (Euvres de saint Augustin, 14 (Bibliotheque augustinienne), pp. 556-572 et 572-591. 731 Annates HSS, juillet-aout 2000, rf 4, pp. 731-747. https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.3406/ahess.2000.279877 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Tufts Univ, on 16 Feb 2018 at 15:12:25, subject to the Cambridge Core terms of use, available at L'ECRITURE DE L'HISTOIRE premiers a s'etre ^tonnes du paradoxe recele par la notion de choses passees, les praeterita du latin. C'est sous le vocable de Yeikon que le probleme a surgi dans le domaine grec classique sous forme d'aporie, de question embarrassante. L'aporie est double. C'est d'abord l'enigme d'une image qui se donne a la fois comme presente a l'esprit et comme image de..., image d'une chose absente. Socrate dans le Theetete pose le probleme a l'occasion de la reponse a une question embarrassante : peut-on avoir appris quelque chose et ne pas savoir qu'on l'a eprouve ? - « Et comment, Socrate, replique Theetete, ce serait monstrueux ce que tu dis2. » Enigme done de la presence en image de l'absent. Mais ce n'est encore que la premiere moitie de l'enigme commune a la fantaisie et a la memoire. Manque encore la marque temporelle de l'auparavant qui departage par principe la memoire de la fantaisie. C'est a Aristote que nous devons l'examen de ce trait distinctif du souvenir, dans le petit Traite qui nous est venu dans sa traduction latine De memoria et Reminiscencia (dans les Parva Naturalia?). Comme le titre l'indique, le grec dispose de deux mots pour la memoire : mneme et anamne- sis. Ce dedoublement entre la memoire proprement dite et la reminiscence, entre la simple presence d'un souvenir a l'esprit dans son evocation sponta- nee, et sa recherche plus ou moins laborieuse et fructueuse, donne l'occasion de pointer la marque de l'auparavant — du proteron — sur la chose passee : « La memoire, ecrit Aristote, est du temps » (adjectif partitif: mot a mot de l'advenu, tou genomenou). Plus fortement : on se souvient « sans les choses », mais « avec du temps ». Avec la memoire, a la difference de la fantaisie, la marque de l'avant et de l'apres est deposee sur la chose evoquee. Cette marque n'abolit pas la premiere enigme, celle de la presence de l'absent, mais l'etale en quelque sorte dans le temps. Aristote sait comme Socrate que l'image, telle la peinture d'un animal, consiste en deux choses 2. SOCRATE, « Vois plutot cette autre objection qui s'avance, et considere par oil nous l'ecarterons. — THEETETE : Quelle objection, done ? — SOCRATE : Une de ce genre, soit la question : Supposons qu'on soit venu a savoir quelque chose ; que de cet objet meme on ait encore, on conserve, le souvenir ; est-il possible que, a ce moment-la, quand on se le rappelle, on ne sache pas cela meme qu'on se rappelle ? [...] Mais j'ai l'air de me lancer dans un grand discours : ce que je veux demander, c'est si une fois qu'on a appris quelque chose, on ne le sait pas quand on se le rappelle. » (PLATON, Theetete, Paris, Flammarion, 1994, trad, par M. Narcy, [163d] p. 182.) « Et comment, Socrate ? replique Theetete, ce serait monstrueux ce que tu dis. » De cette reponse embarrassee surgit une question plus aigue : « Sans plus tarder, crois-tu qu'on te concedera que chez un sujet quelconque, le souvenir present de ce qu'il a eprouve soit une impression semblable, pour lui qui ne l'eprouve plus, a ce qu'il a une fois eprouve ? II s'en faut de beaucoup. » {Ibid., [166b] p. 190.) Question insidieuse, qui entraine toute la problematique dans ce qui apparaitra plus tard comme un piege, a savoir le recours a la categorie de similitude pour resoudre l'enigme de la presence de l'absence, enigme commune a l'imagination et a la memoire, comme le choix du vocable eikon le souligne. Je ne suivrai pas les protagonistes du dialogue dans l'examen de la solution proposee, a savoir le modele de l'empreinte dans la cire, laquelle ne fait que redoubler l'enigme, dans la mesure ou toutes les empreintes sont presentes, actuelles, et ou il leur est demande de se comporter en tant que signes de leur cause, a savoir l'eveneinent de la frappe de l'empreinte. 3. ARISTOTE, Petits traites d'histoire naturelle, Paris, Les Belles Lettres, 1953, pp. 53-63. 732 https://www.cambridge.org/core/terms. https://doi.org/10.3406/ahess.2000.279877 Downloaded from https://www.cambridge.org/core. Tufts Univ, on 16 Feb 2018 at 15:12:25, subject to the Cambridge Core terms of use, available at P. RICCEUR LA REPRESENTATION DU PASSE a la fois : « Elle est elle-meme et en outre la representation d'autre chose » — allou phantasma —, en bref 1'image est a la fois inscription actuelle et signe de son autre ; c'est sur cette alterite de 1'autre que le temps met sa marque distinctive au plan de la memoire. C'est ici que le second vocable pour la memoire — anamnesis — entre en jeu : le souvenir de la chose n'est ni toujours ni frequemment donne, il faut le chercher; cette quete est l'anamnese, la reminiscence, la recollection, le rappel. A la question initiale : quoi ? — visant le souvenir —, se joint desormais la question comment ?, qui met en mouvement un « pouvoir-chercher », tantot plus mecanique comme le voudra plus tard l'« associationnisme », tantot plus raisonne comme l'atteste l'eventail des precedes de rememoration que les Modernes ont reparti entre 1'association et l'effort de rappel cher a Bergson. Avec ces deux rubriques : presence du souvenir, recherche du souvenir, nous avons mis en place le cadre general d'une phenomenologie de la memoire. Et nous connaissons des le debut la question de confiance qui peut s'enoncer ainsi : si le souvenir est une image, comment ne pas le confondre avec la fantaisie, la fiction ou 1'hallucination ? C'est alors que se propose, a l'oree de l'entreprise qui de la memoire conduira a l'histoire, un acte de confiance dans une experience qu'on peut tenir pour I'experience princeps dans ce domaine, I'experience de la reconnaissance. Celle-ci prend la forme d'un jugement declaratif tel que : oui, c'est bien elle, c'est bien lui ! Non, ce n'est pas un fantasme, une fantaisie. Qu'est-ce qui nous en assure ? Rien, sinon l'autopresentation elle-meme de Yeikon, comme etant 1'image de l'absent sous la modalite temporelle de l'anterieur. Nous trom- pons-nous ? Sommes-nous trompes ? Souvent, sans doute. Mais — je le dis fortement —, nous n'avons pas mieux que 1'image-souvenir dans le moment de la reconnaissance. Mais, sommes-nous surs que quelque chose s'est effectivement passe plus ou moins tel qu'il se propose a l'esprit en train de se souvenir ? C'est bien la la difficulte residuelle. Et c'est ici que la problematique de la memoire s'engage dans la voie perilleuse de la simili- tude, de la mimesis, qu'on n'a jamais fini de dissocier d'un cote du uploads/Litterature/ historia-y-memoria.pdf

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