ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018:197-214

ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018:197-214 eISSN 1775-352X © ESSACHESS Repenser la question de l’image-flux dans le cinéma contemporain. Configurations et effets poétiques Professeur Sébastien FEVRY Université Catholique de Louvain BELGIQUE sebastien.fevry@uclouvain.be Docteur Sophie DUFAYS Université Catholique de Louvain BELGIQUE sophie.dufays@uclouvain.be Résumé : Cet article se propose de reconsidérer les relations complexes et parfois ambivalentes que l’image cinématographique entretient avec le monde globalisé et les flux (notamment d’images) qui le caractérisent. À cette fin, il examine différentes formes esthétiques que le cinéma contemporain peut donner à l’image- flux – en explorant les ressources du montage aussi bien que celles du cadrage –, à partir d’un corpus réunissant des blockbusters et des films d’auteur. L’analyse vise ensuite à dégager les effets poétiques et affectifs de ces mises en scène du flux. En particulier, l’article pose l’hypothèse que le cinéma contemporain représente un nouveau tragique du flux, qu’il relie à l’affect mélancolique ou dépressif. Mots-clés : image, flux, cinéma contemporain, globalisation, tragique, mélancolie *** Rethinking the question of the image-flow in contemporary cinema. Configurations and poetic effects Abstract: This paper reconsiders the complex and somewhat ambivalent relation- ships between the cinematographic image and the globalized world as it is character- ized by flows (of images, among other flows). For this purpose, the paper examines different aesthetic forms that contemporary cinema gives to the image-flow – taking into account the editing as well as the framing resources –, based on a multiple cor- pus of both blockbusters and author films. The analysis aims at bringing out the poetic and affective effects of these representations of the flow. In particular, the paper suggests that contemporary cinema offers a new tragic vision of the flow, which it links to the melancholic or depressive affect. Keywords: image, flow, contemporary cinema, film, globalization, tragic, melan- cholia *** 198 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux… Introduction L’une des métaphores les plus fréquentes et peut-être les plus suggestives pour qualifier les relations que met en place le monde globalisé contemporain, celle du flux et de la liquidité (proposée notamment par Arjun Appadurai, 1996 et par Zygmunt Bauman, 2000) est également récurrente pour décrire le mode actuel dominant de circulation et diffusion des images. Avec l’avènement du numérique, couplé à la mise en réseau et aux transmissions quasiment instantanées permises par Internet, les images disposent d’une plus grande labilité et semblent littéralement s’écouler d’un écran à l’autre, à tel point qu’il devient de plus en plus problématique de définir des catégories d’images spécifiques, puisque les frontières entre cinéma et photographie, entre images fixes et animées, entre productions amateurs et professionnelles sont aujourd’hui de plus en plus poreuses et hybrides. C’est pourtant dans un tel contexte que nous souhaitons interroger les rapports entre flux et cinéma, car il nous semble que la question du « flux » concerne, néces- sairement et intimement, le cinéma et qu’il y a lieu de reprendre sous un jour nou- veau l’analyse de leur mise en relation, en nous détachant de la distinction théorique qui oppose fréquemment l’image cinématographique au flux visuel. Pour certains penseurs français comme Régis Debray ou Serge Daney, il y a en effet une nette opposition, aussi bien esthétique qu’éthique, entre, d’une part, la télévision en tant que flux visuel asservi à l’économie néolibérale et, d’autre part, le cinéma en tant qu’image devant laquelle une réelle expérience de l’altérité est possible. Lorsqu’il évoque l’ère de la vidéosphère, Debray note ainsi : « Nous étions devant l’image, nous sommes dans le visuel. La forme-flux n’est plus une forme à contempler, mais un parasite en fond : le bruit des yeux » (1992, p. 383). De son côté, Daney souligne à l’envi que le flux télévisuel ne peut en aucun cas être comparé à la singularité de l’image cinématographique1. Outre le fait que cette position est historiquement datée – les deux auteurs développent leur position avant le plein développement de l’ère numérique –, elle bloque également toute tentative de comprendre comment le ci- néma peut rendre compte des « flux » qui traversent et définissent la société con- temporaine. Pour notre part, nous ne chercherons pas à penser le cinéma contre le flux, mais à partir du flux (et le flux à partir du cinéma). C’est dans une certaine mesure ce que propose déjà Christine Buci-Glucksmann. Dans la foulée de la terminologie deleu- zienne, celle-ci considère un nouveau régime d’image (différent de celui de l’image- mouvement et de l’image-temps) qui serait précisément celui de l’image-flux, com- pris comme l’équivalent artistique du paradigme technologique et informationnel contemporain, caractérisé par une « compression instantanée » du temps, ultrarapide et flexible (Buci-Glucksmann, 2003, p. 60). L’image-flux, selon Buci-Glucksmann, impliquerait alors « des images d’images, une communication immédiate […], une 1 « Il n’y a pas d’image à la télévision. D’abord il y a principalement des sons, de la parole. Ensuite, ce qui est donné à voir, ce ne sont pas des images, ce sont des flux visuels. Le visuel se réduit à des signaux, à une codification, à une signalisation qui suffisent largement pour le peu d'information qui est véhiculé par la télévision. » (Daney dans Daney & Le Grignou, 1989, p. 89). ESSACHESS. Journal for Communication Studies, vol. 11, no. 1(21) / 2018 199 création d’images sans référent externe et, en même temps, de l’interculturel lié à la mondialisation de l’image » (2014). Si une telle définition a le mérite de reconnecter la question de l’image à celle du flux dans une perspective moins dépréciative que celle de Daney ou Debray, il faut reconnaître que le cinéma ne constitue pas un terme central dans l’équation et que sa spécificité paraît moindre en regard d’un régime d’images « transversal aux pratiques artistiques et au vécu » qui s’actualise certes dans les films, mais plus fortement encore dans les réseaux sociaux ou les jeux vidéo. Il faut donc revenir à notre question de départ et interroger plus frontalement l’articulation entre flux et cinéma. Plutôt que de vouloir identifier un nouveau ré- gime d’images ou essentialiser ce que serait (ou devrait être) le cinéma dans le nou- veau paysage médiatique, nous proposons de réfléchir en termes de positionnement. Il s’agit de situer le cinéma par rapport au(x) flux, par rapport au flux d’images, mais aussi, plus généralement, par rapport aux grands flux constitutifs de la mondia- lisation, qu’il s’agisse de flux de personnes, de flux de marchandises, de capitaux ou d’idées…2. Bref, comment penser le cinéma dans sa relation aux différents types de flux qui le traversent et l’environnent ? Nous pensons que le cinéma peut occuper au moins deux positions vis-à-vis du flux, des positions qui peuvent se recouvrir, mais qu’il est utile de distinguer pour mieux cerner les enjeux théoriques et épistémolo- giques que recouvre chacune d’elles. La première position est une position d’inclusion. C’est dire que le cinéma est aujourd’hui intégré dans le flux des images, en tant que support d’images parmi d’autres, dans la société de l’écranosphère décrite par Jean Serroy et Gilles Lipo- vetsky (2001)3. La révolution numérique n’a pas seulement facilité l’accélération des images, elle a aussi favorisé leur dématérialisation, ce qui fait qu’aujourd’hui les images passent sans encombre d’un écran à l’autre et que le cinéma ne constitue qu’un support parmi d’autres, dans des écoulements d’images qui privilégient des dynamiques trans ou intermédiales. C’est dans cette perspective par exemple qu’il faut situer l’apport de Henry Jenkins et de son ouvrage traduit en français en 2013 sous le titre La culture de la convergence. Des médias au transmédia. Pour Jenkins, le paradigme central de notre société médiatique est celui de la convergence, ce qui implique des synergies et des interactions entre nouveaux et anciens médias. Dans cette approche en constellations, le cinéma est tout entier compris dans le flux des images et son positionnement est avant tout relationnel par rapport aux médias qui l’entourent. Le deuxième positionnement est une position de représentation, dont l’étude amène à interroger les ressources poétiques du médium cinématographique quant à la configuration du flux. Dans cette perspective, le cinéma n’est plus inclus, il est 2 À ce sujet, voir Castells (2010, p. 442) et Rosa (2010, p. 266). 3 Le concept d’écranosphère est très proche de celui de médiascape décrit par Appadurai, à savoir un « flux culturel global » de la communication qui tient à la production et dissémination de l’information (sous forme d’images et de récits) par le biais d’un « complicated and interconnected repertoire of print, celluloid, electronic screens, and billboards » (Appadurai, 1996, p. 35). 200 Sébastien FEVRY et Sophie DUFAYS Repenser l’image-flux… incluant. Aussi pourra-t-on dire que le flux est également dans le cinéma dans la mesure où les films ont la capacité de mettre en scène les grands flux qui traversent notre société, ne serait-ce que d’un point de vue thématique avec des productions qui mettent par exemple en scène des déplacements migratoires, comme le documen- taire La traversée (2012) d’Elisabeth Leuvrey ou Babel (2006) d’Alejandro González Iñárritu sur lequel nous reviendrons plus tard. En même uploads/Litterature/ image-flux.pdf

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