1 Penser l’image, voir le texte L’intermédialité entre histoire de l’art et lit

1 Penser l’image, voir le texte L’intermédialité entre histoire de l’art et littérature Bettina THIERS Dans les années 1950 la poésie expérimentale devient concrète, sonore et visuelle, tandis qu’au même moment l’art conceptuel se tourne vers le langage verbal. La notion d’intermédialité éclaire cette perméabilité des arts et des lettres, tout en permettant de redéfinir leur spécificité. « Art & Language » est le nom d’un groupe d’artistes conceptuels fondé en 1968, et résume un des phénomènes de l’histoire culturelle de la seconde moitié du XXe siècle : la tendance, commune aux arts visuels et à la poésie expérimentale, à explorer les rapports entre langage verbal et langage visuel. Ces interrogations s’expriment dans la pratique esthétique par des phénomènes d’intermédialité, c’est-à-dire par la recherche d’une transgression, voire d’une fusion des frontières entre les arts. Le concept est énoncé au début des années 1960 par l’artiste Fluxus1 Dick Higgins sous le terme d’« intermedia », littéralement, « entre les média », et « se définit par le mélange inédit des média entre eux : les techniques intermédiaires impliquent une fusion conceptuelle de l’élément visuel avec le texte ; d’où la calligraphie abstraite, la poésie concrète, et la poésie visuelle »2. La référence explicite de 1 Créé en 1962, par George Maciunas à New York, le mouvement Fluxus se comprend comme une forme d’art actionniste, contre une forme élitaire de l’art, qui s’inspire des performances de Dada, du Happening et vise à effacer les frontières entre l’art et la vie. Fluxus intègre différents média : vidéo, image, théâtre, texte, musique, bruit, mouvement. Les « actions » de Fluxus se caractérisent par un déroulement suivant le principe du collage, et sont appelées « concerts » parce qu’elles intègrent des éléments acoustiques, musicaux et chorégraphiques. Les « word-piece » de Fluxus sont les partitions textuelles servant à l’exécution de ces performances, conçues comme des œuvres intermédiales. Les principaux représentants et théoriciens sont, entre autres, l’artiste américano-lituanien George Maciunas, Dick Higgins, George Brecht, Robert Filliou, Daniel Spoerri, et en Allemagne, Joseph Beuys. 2 Ma traduction de Dick Higgins, « Horizons. Poétiques des techniques intermédiaires », in Bernard Blistène, Véronique Legrand (dir.), Catalogue de l’exposition « Poésure et Peintrie, d’un art l’autre », Centre de la 2 l’artiste Fluxus aux phénomènes de poésie expérimentale – la poésie concrète, la poésie visuelle – montre le chevauchement entre les champs artistique et littéraire de cette époque. Certains artistes Fluxus comme Dick Higgins, Daniel Spoerri ou Emmet Williams ont d’ailleurs aussi produit des poèmes visuels. Alors que Fluxus et le mouvement de l’art conceptuel proposent une esthétique où le recours au langage verbal et au discours prend une place prépondérante voire exclusive, la poésie expérimentale de la même époque tend à matérialiser le texte qui devient objet visuel ou sculptural. Poésie expérimentale Par poésie expérimentale on entend différents mouvements tels que ceux de la poésie concrète, visuelle et sonore. La poésie concrète apparaît au début des années 1950 dans les pays germanophones et une vingtaine de pays du monde comme, entre autres, au Brésil, aux États-Unis, en Italie, en Suède. On attribue la paternité du terme de « poésie concrète » au poète suisse Eugen Gomringer qui publie en 1954 son manifeste « Du vers à la constellation». Dans ce manifeste, il constate que la langue de la littérature n’est plus adaptée au monde de la communication moderne. La nouvelle poésie doit être un objet à voir, immédiat, jouant avec la matérialité visuelle et sonore du langage pour le libérer de sa fonction référentielle. Le poème peut même n’être constitué que de deux ou trois mots qui forment une « constellation » de mots sur l’espace de la page, remplaçant le vers de la poésie traditionnelle. La poésie concrète est un phénomène très représenté dans l’espace germanophone, on peut citer le groupe de Vienne (1954-1967), dont Gerhard Rühm est l’un des représentants. En Allemagne, à Stuttgart, mais aussi Darmstadt et ailleurs, des auteurs comme Franz Mon (1926), Claus Bremer, Reinhard Döhl ont expérimenté dans ce sens. Outre la « constellation », on distingue différentes formes de poèmes concrets : l’idéogramme (l’agencement des lettres sur la page formant une image), le typogramme (jeu avec la typographie), le pictogramme (texte prenant la forme d’une image, rappelant les poèmes baroques ou calligrammes d’Apollinaire). Au début des années 1960, la poésie visuelle inclut dans son esthétique le collage de textes et d’images, des installations textuelles sur des espaces muséaux et urbains, comme celles des poètes-plasticiens Ferdinand Kriwet, Franz Mon ou le poète-plasticien tchèque Jiří Kolář (1914-2002), connu pour ses poèmes visuels, ses poèmes-objets et pour ses collages et « Rollages » (juxtaposition de deux images célèbres découpées en bandes régulières et intercalées). L’intermédialité, un nouveau champ de recherche interdisciplinaire Les études sur l’intermédialité en littérature comme en histoire de l’art, tout comme les laboratoires de recherche sur l’intermédialité3, se sont multipliés dans les années 1990-2000. Historiens de l’art et chercheurs en littérature s’accordent pour dire qu’il s’agit d’une notion fondamentale pour comprendre les productions artistiques de la seconde moitié du XXe siècle. Vieille Charité, 12 février - 23 mai 1993, Marseille, Musées de Marseille – Réunion des Musées Nationaux, 1993, p. 546 3 Par exemple l’Atelier de recherche sur l’intermédialité et les arts du spectacle, ARIAS, crée en 2004, ou l’école doctorale Schriftbildlichkeit de la FU Berlin depuis 2008. En 2003, l’Université de Montréal est crée la revue Intermédialités. 3 Néanmoins, la recherche elle-même sur ces objets « intermédia » reste paradoxalement cloisonnée dans chacune des disciplines4. Le terme d’intermédialité est difficile à définir du fait de son acception différente dans chacune des disciplines de la recherche5. Il manque un appareil conceptuel permettant d’étudier ces phénomènes dans une perspective comparatiste. Irina Rajewsky voit par exemple l’intermédialité dans la continuité de concepts comme la plurimédialité, la transmédialité, le mixed media, comme des « phénomènes de transgression des frontières entre les média, qui impliquent aux moins deux médias distincts ». Elle différencie la simple juxtaposition de média du transfert de procédés esthétiques6. Karel Teige conçoit l’intermédialité comme la fusion des arts7. Enfin, il faut encore distinguer parmi les liens d’intermédialité la simple référence à l’autre médium, par exemple à une peinture dans un film ou dans un livre. L’intermédialité comme concept poétologique et théorie des média s’oppose à des conceptions traditionnelles de média isolés8. Le concept renvoie à une dynamique d’échanges et transferts de procédés et structures médiales. La définition retenue ici est celle du théoricien des média Jürgen E. Müller. Elle comprend l’intermédialité non seulement comme une multimédialité – juxtaposition de média – mais encore comme un procédé conceptuel dans lequel les relations entre média sont interrogées et suscitent de nouvelles formes d’expériences médiales pour le récepteur9. Il s’agit d’un mouvement de transferts de techniques entre les média10. 4 Voir à ce sujet Véronique Perriol, Conceptions du langage verbal en art. De Fluxus à l’art conceptuel, Université Paris I, Thèse de doctorat, 2006, p. 86. 5 Voir à ce sujet Ulrich Ernst, Intermedialität im europäischen Kulturzusammenhang. Beiträge zur Theorie und Geschichte der visuellen Lyrik, Berlin, ESV, 2002. 6 Ma traduction d’Irina Rajewsky, citée dans: Alfrun Kliems, Ute Raßloff, Peter Zajac (dir.), Intermedialität. Lyrik des 20. Jahrhunderts in Ost-Mittel Europa III, Berlin, Frank & Timme, Verlag für wissenschaftliche Literatur, 2007. 7 Karel Teige, « Malerei und Poesie », in Zdenek Primus (dir.), Tschechische Avantgarde 1922-1940. Reflexe europäischer Kunst und Fotographie in der Buchgestaltung, Hambourg, 1990, p. 172. 8 Jürgen E. Müller, « Intermedialität als poetologisches und medientheoretisches Konzept. Einige Reflexionen zu dessen Geschichte », cité dans Jörg Helbig (dir.), Intermedialität. Theorie und Praxis eines interdisziplinären Forschungsgebietes, Berlin, 1998, p. 31-40. 9 Jürgen E. Müller, ibid. p. 32. 10 Cette conception est partagée par Uwe Wirth, « Intermedialität », in Thomas Antz (dir.), Handbuch Literaturwissenschaft. Bd.1 : Gegenstände und Grundbegriffe, Stuttgart-Weimar, 2007, p. 257. 4 Art conceptuel Le mouvement de l’art conceptuel, contemporain au mouvement Fluxus, apparaît dans les années 1960. L’artiste Henry Flynt aurait utilisé pour la première fois le terme de « concept art » en 1961 comme titre d’un texte sur la musique paru dans le recueil Fluxus: An Anthology. Son « concept art » a pourtant peu à voir avec la définition de l’art conceptuel donnée par Joseph Kosuth: comme conséquence des readymade de Duchamp. Le readymade, présentant un simple objet trouvé dans le musée, prétendait poser la question de ce qui fait l’œuvre d’art : la reconnaissance par les institutions, la signature… La réflexion de l’artiste sur ce qui fait l’œuvre d’art est au centre du travail de Duchamp et préfigure la définition de l’art comme idée chez Kosuth. Chez ce dernier, l’objet réalisé n’est qu’une image de l’idée et devient donc superflu. L’idée faisant l’œuvre, les artistes conceptuels recourent au langage verbal comme support de l’idée. Ainsi, nombre d’œuvres conceptuelles présentent seulement un discours théorique ou un message verbal, au lieu d’un objet réalisé. Les principaux artistes conceptuels sont Joseph Kosuth, Sol LeWitt, le groupe Art & language, Lawrence Weiner, Bruce Nauman, dont la particularité est de travailler avec le uploads/Litterature/ intermedialidad-poesia-pintura.pdf

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