Exposé critique de l’interprétation de M. Brisson sur le Parménide de Platon In
Exposé critique de l’interprétation de M. Brisson sur le Parménide de Platon Ingrid Mourtialon Résumé D’après l’interprétation que M. Brisson propose du Parménide de Pla- ton, ce dialogue reprend dans sa seconde partie les présupposés cosmo- logiques du Parménide et du Zénon historiques, tandis que la seconde partie est consacrée à la critique de la théorie platonicienne des formes intelligibles. Il en résulte que le Parménide, loin d’être, comme le pen- saient les néoplatoniciens, un dialogue de haute portée métaphysique, devrait être considéré comme un dialogue exposant essentiellement de simples principes cosmologiques. Le présent article vise à mettre en lu- mière les contradictions soulevées par cette position, pour finalement évoquer la fécondité d’analyse à laquelle elle est susceptible de mener sous certaines restrictions dont nous préciserons la teneur. 1 Introduction M. Brisson, dans sa traduction du Parménide de Platon1, affirme que « le sujet sur lequel porte la seconde partie du Parménide est celui sur lequel portaient les déductions de Parménide et de Zénon, à savoir l’univers considéré comme unité ou comme pluralité, et non les Formes ou l’Un comme le voulaient les Néo-platoniciens2 ». Il considère donc comme allant de soi qu’il y a contradiction entre, d’une part, le fait de considérer que l’un dont il est question 1PLATON, Parménide, présentation et traduction par Luc Brisson, Paris, GF Flam- marion, 1999, 333 p. 2Ibid., p. 44. Exposé critique de l’interprétation de M. Brisson sur le Parménide dans le Parménide signifie l’univers, et, d’autre part, le fait de consi- dérer que cet un est la forme de l’un. Certes, il y a bien une différence ontologique entre le sensible qu’est l’univers et la forme de l’un, et il ne saurait être question pour nous de remettre en cause cette dif- férence fondamentale. En revanche, il serait, nous semble-t-il, tout à fait plausible de supposer que Platon, à travers le Parménide, ait tenté de montrer les limites de la conception cosmologique de certains de ses contemporains et prédécesseurs en mettant en évidence la néces- sité, pour penser l’univers, d’en penser la forme, cette dernière étant la forme de l’un. La place dont nous disposons ici étant trop restreinte pour explo- rer cette hypothèse de lecture, nous nous contenterons dans le pré- sent article d’examiner la position de M. Brisson sur le Parménide, afin de mettre en évidence les difficultés que présente son interpré- tation, pour, in fine, suggérer brièvement la fertilité herméneutique qu’elle peut – en dépit des restrictions que nous serons contrainte de lui apporter – engendrer. 2 Le statut de tò hén (l’un) d’après l’interprétation de M. Bris- son et les contradictions engendrée par cette interprétation. M. Brisson affirme que dans le Parménide « une seule hypothèse est invoquée, celle de Parménide : “s’il est un” (137 b 2-3)3 », et précise surtout que « l’un dont il est question dans l’hypothèse : “s’il est un” » est « l’univers en tant qu’unité englobant toutes les choses sensibles, et non une réalité en soi4 ». Dans un article ultérieur5 à la première publication de sa traduction du Parménide de Platon, article 3Ibid., p. 45. 4Loc.cit., note 94. 5« Une nouvelle interprétation du Parménide de Platon », in Platon et l’objet de la science, textes réunis et présentés par P.-M. MOREL, Presses universitaires de Bor- deaux, 1996, pp. 69-107. La première publication de la traduction du Parménide par M. Brisson date de 1994. 36 Ingrid Mourtialon dans lequel il continue à défendre sa nouvelle interprétation6 de ce dialogue, Brisson justifie plus longuement son choix de comprendre l’expression tò hén comme renvoyant, non pas à la forme de l’un, mais à l’univers : Le fait de comprendre que en 128b1 hèn eînai tò pân si- gnifie « l’univers est un » et que le sujet de esti est tò pân et non pas hén qui doit donc être considéré comme un attribut, ne peut être remis en cause7 par l’expression 6En 2002, M. BRISSON a publié un article en anglais, ‘Is the World One ?’ “A New Interpretation of Plato’s Parmenides”, in Oxford Studies in Ancient Philosophy, vol. XXII, 2002, pp. 1-20, qui reprend les principaux points de l’introduction à sa traduction du Parménide. 7M. Brisson a raison d’affirmer qu’en 128 b 1, le sujet de esti est tò pân. En effet, à ce moment du dialogue, Socrate s’adresse à Parménide en décrivant ainsi l’une des affirmations du Poème : sÌ m` en g ` ar ân toØc poi masin ãn fc eÚnai tä pn, kaÈ toÔtwn tekm ria parèqù kalÀc te kaÈ eÞ; « Ainsi, toi, dans ton poème, tu affirmes que le Tout est un (nous soulignons), et tu en donnes force belles preuves » (traduction Diès). Mais à quelle réalité renvoie ce tä pn ? D’une part, il ne va pas de soi que le « Tout » dont il est question ici désigne nécessairement l’univers ; ainsi, si nous nous rapportons à la traduction de Moreau, la phrase de Socrate prend une connotation beaucoup plus ontologique : « Toi en effet, dans ton poème, tu affirmes l’unité de l’être total (nous soulignons) et, de cette thèse, tu produits des preuves aussi belles que bonnes ». Mais admettons d’autre part que tä pn renvoie à l’univers. Dans les lignes suivantes, Socrate veut montrer que Zénon défend d’une autre manière la même thèse que celle de son maître Parménide : íde dà aÞ oÎ poll fhsin eÚnai tekm ria dà kaÈ aÎtäc pmpolla kaÈ pammegèjh parèqetai. tä oÞn tän màn ãn fnai, tän dà m poll, kaÈ oÕtwc ákteron lègein ¹ste mhdàn tÀn aÎtÀn eÊrhkènai dokeØn sqedìn ti lègontac taÎt, Ípàr mc toÌc llouc faÐnetai ÍmØn t eÊrhmèna eÊr¨sjai. . . .lui [Zénon], à son tour, affirme l’inexistence du multiple et, de preuves, lui aussi fournit beau nombre et de belle taille. Quand, le premier [Parménide] affirmant l’Un (nous soulignons), le second [Zénon] niant le multiple, vous parlez chacun de votre côté de façon à sembler ne rien dire de pareil, bien que disant tout juste la même chose, c’est par-dessus nos têtes, à nous profanes, que m’ont l’air de se discourir vos discours. » (128 b, traduction Diès). Ici en effet, dans l’expression de Socrate « le premier affirmant l’Un », cet Un (tä ãn) dont il est question renvoie bien au Tout (tä pn) dont il a parlé une ligne plus haut, c’est-à-dire à l’univers. Ce que nous réfutons n’est pas qu’en 128 b 1, le sujet de esti soit tò pân ou que l’expression tä ãn utilisée une ligne plus bas renvoie bien à ce tä pn, mais que Platon continue, bien des pages plus bas, à employer tä ãn comme substitut de tä pn. 37 Exposé critique de l’interprétation de M. Brisson sur le Parménide tò hén qui revient si souvent dans la deuxième partie du Parménide. Suivant l’interprétation que je défends, l’ex- pression tò hén ne renvoie pas à une entité métaphysique qui se trouverait au-delà de l’être ou même à une Forme, mais fait référence à l’un dont on parle, c’est-à-dire à cette unité que constitue l’univers. Une telle lecture s’ap- puie d’ailleurs sur un fait grammatical indiscutable : en grec ancien, tó, qui correspond à l’article défini du fran- çais est issu, comme ce dernier, d’un adjectif démonstratif 8. Mais l’argument grammatical donné par M. Brisson ne semble pas être décisif, puisqu’il peut être contré par un autre argument grammatical : s’il est tout à fait plausible que le tò hén de 128 b 3 reprenne de façon elliptique, deux lignes plus loin, le hèn eînai tò pân de 128 b 1, en revanche, comme nous l’a fait remarquer M. Lia- pis, il paraît peu vraisemblable que, plusieurs pages plus tard, le tò hén de la seconde partie du Parménide reprenne cette expression qui, de surcroît, n’est employée qu’une seule fois dans la première partie du dialogue. Si donc il avait voulu expressément désigner l’univers dans la seconde partie, Platon aurait directement utilisé l’expression tò pân, et non tò hén. Dans cette optique, la valeur démonstrative du tó ne serait pas employée pour renvoyer au tò pân de 128 b 1, mais bien plutôt au toû henòs autoû (« l’un lui-même ») de 137 b 3. Or cette expression, toû henòs autoû, désigne l’un sur lequel portera l’exercice dialectique que Parménide se propose d’entamer à l’issue de la première partie du dialogue. L’adjectif démonstratif tó qu’em- ploie Parménide dans la seconde partie du dialogue signifierait donc que « l’un lui-même » est l’objet de cette partie ; or l’expression « l’un lui-même9 » est trop générale pour désigner l’univers. 8 Art. cit., p.74. 9Nous traduisons ici l’expression toû henòs autoû par « l’un lui-même » afin de ne pas préjuger de sa signification intelligible ; mais de nombreux traducteurs (voir par exemple Fronterotta, infra, p.9) traduisent cette expression par « l’Un en soi », ce qui pour eux renvoie à la forme intelligible de l’Un. 38 Ingrid Mourtialon D’autre part, bien que Brisson reconnaisse plusieurs sens au terme hèn employé dans la uploads/Litterature/ interpretacion-de-brisson-lafrance-sobre-parmenides-de-platon-pdf.pdf
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- Publié le Sep 28, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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