LA POLÉMIQUE SCHOLEM/ARENDT OU LE RAPPORT À LA TRADITION Michelle-Irène Brudny
LA POLÉMIQUE SCHOLEM/ARENDT OU LE RAPPORT À LA TRADITION Michelle-Irène Brudny Presses de Sciences Po | « Raisons politiques » 2002/3 no 7 | pages 181 à 198 ISSN 1291-1941 ISBN 2724629353 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-raisons-politiques-2002-3-page-181.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses de Sciences Po. © Presses de Sciences Po. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) Raisons politiques, n° 7, août-octobre 2002, p. 181-198. © 2002 Presses de la Fondation nationale des sciences politiques. dossier MICHELLE-IRÈNE BRUDNY La polémique Scholem/Arendt ou le rapport à la tradition « C’est un jugement que nous voudrions confier unique- ment à ceux qui ont eu la possibilité de vérifier sur eux-mêmes ce que signifie le fait d’agir en état de contrainte. » Primo Levi, Les naufragés et les rescapés « Et je n’ai pas la présomption de juger. Je n’y étais pas. » Gershom Scholem, Fidélité et utopie ERSHOM SCHOLEM – Hannah Arendt : une corres- pondance dont certaines encres ne seront bientôt plus lisibles 1, qui débute en 1941 et se clôt sans appel en 1964, après le célèbre échange à propos de l’ouvrage de Hannah Arendt, Eichmann à Jérusalem : rapport sur la banalité du mal 2, controverse par lettres reprise dans Fidélité et utopie, précédée d’une méditation de Gershom Scholem sur l’opportunité de la sen- 1. Hannah Arendt avait coutume, de surcroît, de préparer sa réponse au dos et en marge des lettres de ses correspondants. 2. H. Arendt, Eichmann in Jerusalem. A Report on the Banality of Evil, New York, Viking Penguin, 1963 ; éd. revue et augmentée, 1965. Eichmann à Jérusalem. Rapport sur la banalité du mal, Paris, Gallimard, 1966 (avertissement de Pierre Nora, trad. de l’angl. par Anne Guérin) ; rééd. avec présentation de M.-I. Brudny-de Launay, 1991 (coll. « Folio histoire » n° 32). Cité ci-après EJ. G © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) 182 – Michelle-Irène Brudny tence prononcée contre Eichmann 3. Nous sommes bien éloignés, alors, de la complicité amusée dont témoignait la lettre adressée par Scholem à Arendt, le 6 février 1942, afin que celle-ci l’aidât à triom- pher de l’opiniâtre inertie manifestée par Adorno lorsqu’il s’agissait de publier – tenu en cela par une obligation au moins morale – les manuscrits de Walter Benjamin : « Peut-être vous parviendrez-vous à secouer un peu notre homme ? ». Évoquant la controverse et les polémiques virulentes suscitées par son Eichmann, Arendt souscrit à l’analyse de Karl Jaspers, dans sa lettre à celui-ci du 20 octobre 1963. Et elle se plaint d’être tombée dans une embuscade. Elle en donne aussitôt pour exemple sa corres- pondance avec Scholem à qui elle a répondu « en toute bonne foi ». Arendt fait ici allusion aux conditions de publication de cet échange : il devait, à l’origine, paraître, à l’initiative de Scholem, dans un organe d’information de Tel-Aviv, Mitteilungsblatt, ce qui était sans grande conséquence, mais Scholem souhaitait lui donner une publicité plus importante. Il s’est employé à le faire publier dans la Neue Zürcher Zeitung, ainsi que dans Encounter afin qu’il par- vienne de la sorte, selon Arendt, à la connaissance de lecteurs tenus jusqu’alors à l’écart des remous de la controverse. De manière plus générale, et sans retracer les péripéties de cette controverse, il n’est pas inutile de rappeler que lorsque Arendt répond à son correspon- dant, elle est plongée, depuis un moment déjà, dans un climat polé- mique qui lui est d’autant plus pénible qu’elle n’avait su anticiper l’événement ni, partant, s’y préparer. D’ailleurs, à notre connais- sance, cette « surprise » a rarement été soulignée, moins encore inter- rogée. D’où l’effigie, notamment en France, d’une Hannah Arendt toujours de bonne foi, incomprise uniquement par aveuglement par- tisan 4. Quelles ont été, succinctement, les trajectoires des deux cor- respondants ? Celles-ci ne sont évidemment pas sans incidence sur les positions développées par les deux auteurs, comme sur le détail, 3. Il s’agit de la lettre adressée par Gershom Scholem à Hannah Arendt le 23 juin 1963 et de la réponse de celle-ci, datée du 20 juillet 1963 ; fonds Arendt, Library of Congress, carton n° 12. La lettre de Scholem du 6 août touchant la publication ne fait pas partie de l’échange retenu dans G. Scholem, Fidélité et utopie : essais sur le judaïsme contempo- rain, Paris, Calmann-Lévy, 1978, trad. de l’hébreu par Marguerite Delmotte et Bernard Dupuy, p. 213-228. Cité ci-après FU. 4. Les discussions lors de la sortie du film Le spécialiste, en 2000, l’illustrent encore, alors que les études historiques très précises des différents conseils juifs sont depuis longtemps connues. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) La polémique Scholem/Arendt ou le rapport à la tradition – 183 les topoi et la tonalité de leur argumentation. Les deux figures s’ins- crivent, au départ, dans la tradition weimarienne. Scholem, « par ses attitudes de révolté n’ayant guère bougé des positions fondamentales adoptées lors de son adolescence … par la curiosité exclusive pour l’histoire des idées, même désincarnées … » 5. En effet, issu d’une famille de Juifs berlinois entièrement assimilés, il se révolte, comme on sait, contre l’illusoire symbiose judéo-allemande incarnée à ses yeux par son père et il entreprend, en 1925, d’étudier l’hébreu et les textes fondamentaux du judaïsme. Dès 1915, il avait écrit dans la Blau-Weisse Brille : « On ne devient pas sioniste par idéologie. L’idéo- logie sert à transmettre une information à des gens qui se trouvent à l’extérieur, afin de les attirer au sein du mouvement. Elle n’est pas non plus un moyen de propagande … L’idéologie doit s’adresser à ceux qui ressentent en eux-mêmes, à un moment donné, le sionisme comme une exigence toute faite et immédiate et qui s’interrogent sur sa structure et sa légitimité. Leur volonté de connaître les incite à se poser des questions auxquelles l’idéologie apporte une réponse : la tentative de motiver une telle exigence de manière objective » 6. Il confie plus tard à Muki Tsur, l’un de ses étudiants, que la manière dont il en est venu à étudier la kabbale est à la fois « simple » et « impossible à expliquer », tout en précisant peu après : « Je désirais pénétrer dans l’univers de la kabbale à cause de ma foi dans le sio- nisme comme réalité vivante, comme restauration d’un peuple qui avait profondément dégénéré » (FU, p. 34-36). Notons incidem- ment, à ce propos, que les textes « biographiques » de Scholem font parfois songer à Raymond Aron : les deux penseurs n’éprouvent apparemment pas d’inclination pour la quête introspective 7. D’où la présence, dans les rares textes autobiographiques de Scholem, de points aveugles qui, s’ils déçoivent immanquablement les exégètes soucieux de repérer dans le détail l’ancrage biographique de la 5. Cf. Maurice Kriegel, « Sabbataï Zevi ou les chemins paradoxaux de la modernité », Le Débat, 3, juillet-août 1980, p. 141. 6. La Blau-Weisse Brille est un journal clandestin dont Scholem fait paraître trois numéros pendant la guerre. L’article « Ideologie » du n° 3 est repris dans Gershom Scholem, Tage- bücher (1913-1917), Francfort-sur-le-Main, Jüdischer Verlag, 1995, p. 229. Cité dans l’étude récemment parue de Maurice-Ruben Hayoun, Gershom Scholem. Un Juif alle- mand à Jérusalem, Paris, PUF, 2002, p. 56-57. 7. La traduction que Bernard Dupuy propose, non sans humour, pour le titre hébreu du recueil, Devarim Bego – « Il pourrait être dit ici quelque chose » – présente une connota- tion ironique inopinée pour peu qu’on la réfère à la tentative autobiographique en ques- tion. © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) © Presses de Sciences Po | Téléchargé le 02/11/2020 sur www.cairn.info (IP: 82.66.156.203) 184 – Michelle-Irène Brudny démarche intellectuelle du penseur, ne diminuent en rien son impé- rieuse nécessité. Gershom Scholem, n’est pas « venu au sionisme par la voie de la politique » (FU, p. 18). Quant à Hannah Arendt, issue d’un milieu social-démocrate, elle décide en 1933, après des études de philosophie et de théologie, de s’« organiser dans l’action … bien entendu au sein du sionisme, seul mouvement uploads/Litterature/ la-polemique-scholem-arendt-ou-le-rapport-a-la-tradition.pdf
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- Publié le Jan 09, 2021
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