José Martínez Gázquez y John Victor Tolan (eds.), Ritus Infidelium. Miradas inte

José Martínez Gázquez y John Victor Tolan (eds.), Ritus Infidelium. Miradas interconfesionales sobre las prácticas religiosas en la Edad Media, Collection de la Casa de Velázquez (138), Madrid, 2013, pp. 57-72. ITINERARIA JUIFS DU XIIe SIÈCLE la pratique religieuse de l’« autre » dans les sifrei massa’ot Juliette Sibon Université d’Albi Quand un jour vint un cavalier originaire de Provence et qu’il vit que les chrétiens allumaient beaucoup de cierges sur les tombes, il demanda de quel saint (Üassid) il s’agissait. On lui répondit que cette tombe était celle d’un saint juif guérissant les malades et venant au secours des femmes stériles. Il leur rétorqua : « Sots, comment osez-vous rendre un tel honneur à un juif ? » Il prit une pierre et la lança à terre. Il leva de nouveau la main pour jeter une autre pierre. Alors qu’il était sur son cheval, il fit une chute et mourut1. C’est ainsi que Jacob ben Natanaël ha-Cohen relate l’épisode de la colère d’un cavalier chrétien à Tibériade, lorsque ce dernier constate avec stupeur et épou- vante que ses coreligionnaires font brûler des cierges sur des tombes juives afin d’obtenir de bonnes grâces. Jacob est le troisième auteur des premiers sifrei mas- sa’ot ou itineraria juifs connus, datés de la seconde moitié du xiie siècle, précédé de Benjamin de Tudèle, sans conteste le plus illustre, et de Petahiah de Ratis- bonne. Les trois auteurs ont rédigé en hébreu de prétendues relations de voyages qu’ils « auraient » effectués en Terre sainte. Le conditionnel s’impose, en effet, pour deux raisons. D’abord, on ne sait rien de précis de la vie de ces écrivains, hormis les faibles indications insérées dans leurs textes. Ensuite, la forme de leurs récits interpelle. Les trois textes se présentent, certes, comme des récits de voyage à proprement parler. À la fin du préambule du Sefer massao’t ou Livre des voyages de Benjamin de Tudèle — mort en 1173 —, le livre commence comme suit : « Je suis parti de ma ville natale2 ». Les Massa’ot ou Voyages sont rédigés à la première personne également et s’ouvrent ainsi : « Moi, Jacob ben Natanaël ha-Cohen, j’ai marché, peiné et l’Éternel m’a aidé à parvenir en Israël3 ». En revanche, le Sibbub ou la Tournée de Petahiah de Ratisbonne, réalisée entre 1175 et 1185, est un récit qui met l’auteur en scène à la troisième personne. 1 Benjamín de Tudela, Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 197. 2 Id., The Itinerary, trad. de M. Adler, p. 1. 3 Id., Les voyageurs juifs, éd. et trad. de H. Harboun, p. 191. juliette sibon 58 Quoi qu’il en soit, nos trois récits recèlent la même impression d’expérience impersonnelle. Les anecdotes ne relèvent ni du vécu ni de la recherche d’infor- mation inédite, mais de la légende et du folklore déjà connus à travers des sources livresques4. Comme le note Aryeh Graboïs, ces récits se construisent sous forme de notices, parfois très concises — chez Benjamin, en particulier —, organisées chronologiquement. Sur la forme, ils se rapprochent bien plus des compilations historiques de la fin du Moyen Âge que des relations de voyage à proprement parler5. Nos trois auteurs ont peut-être bel et bien visité les tombeaux de Terre sainte ; il appert toutefois qu’ils n’ont pas manifesté le souci de relater leur expé- rience personnelle. Certes, on peut souligner l’importance du voyage dans la vie juive, prescrit dans la Torah, et des trois « fêtes du pèlerinage » en particulier au Temple de Jérusalem, à Pessah, Shavouot et Soukkot, et ce depuis l’Antiquité classique6. Comme dans le christianisme et en islam, le rite de pèlerinage est l’un des principaux devoirs religieux qui s’imposent au croyant. À partir du xie siècle, les documents de la Geniza du Caire dévoilent le développement significatif des pèlerinages juif et chrétien à Jérusalem, au moins en partie sous l’influence de l’exemple musulman. Dans les trois religions monothéistes, le pèlerinage confère une aura de distinction. Cependant, à la différence des musulmans, les juifs n’ajoutent jamais le titre de « pèlerin » — en hébreu, Üogeg — à leur nom. Une lettre de la Geniza souligne tout particulièrement le prestige conféré par le pèlerinage, et montre que l’aire de pérégrination des juifs ne se confine pas à Jérusalem. Il s’agit d’une lettre de recommandation, dans laquelle l’homme appuyé est loué pour avoir séjourné de nombreuses années en Terre sainte, à Bagdad et en Irak [et pour] avoir visité les tombeaux des saints et les lieux où les prophètes ont fait des miracles7. Dans ce contexte, bien que les sources d’informations directes sur le Levant ne manquent pas en Occident — et a fortiori depuis le début des Croisades —, les auteurs de relations de voyages, juifs comme chrétiens8, cultivent leur intérêt pour les conceptions mythifiées de Jérusalem et de la Terre sainte, sans chercher à livrer un rapport de ce qu’ils y ont réellement vu9. En effet, sur le fond, les trois récits présentent un point commun évident, celui du manque d’intérêt pour la géographie et les caractères physiques des pays traversés, ainsi que pour la société non-juive. L’« autre » apparaît 4 J. Sibon, « Benjamin de Tudèle, géographe ou voyageur ? ». 5 A. Graboïs, Les sources hébraïques médiévales, pp. 27-28. 6 J. Shatzmiller, « Récits de voyages hébraïques ». 7 S. D. Goitein, A Mediterranean Society, vol. 1, p. 55. 8 Sur le manque d’originalité des récits des pèlerins chrétiens, ainsi que sur la découverte de « l’autre » à partir du xiiie siècle seulement, voir A. Graboïs, Le pèlerin occidental, pp. 15 et 137-154. 9 Cette tendance persiste même au-delà du Moyen Âge, en Italie en particulier. Voir, notamment, F. Lelli, « La percezione di Gerusalemme », et Id., « Gerusalemme e Terra Sancta ». itineraria juifs du xiie siècle 59 au second plan. En Islam et en monde chrétien, l’infidèle bénéficie de la protection juridique : en Islam, en vertu de la Çimma, et, en monde chrétien, en vertu de l’appartenance au Trésor du prince, d’après le fuero de Teruel de 1176 qui définit pour la première fois le statut de « serf de la Chambre royale » et qui sert de modèle en Europe méditerranéenne. En revanche, en monde juif médiéval diasporique et minoritaire, l’« autre » est d’abord le majori- taire détenteur du pouvoir politique, musulman et chrétien. C’est explicite, par exemple, chez Benjamin, qui entame son voyage vers 1165-1166 pro- bablement10. À Rome, il signale le pontificat d’Alexandre III (1159-1181), à Constantinople, le règne du basileus Manuel Ier Comnène (1143-1180), à Damas, l’empire de Nër al-Dàn (1146-1174), à Bagdad, l’« émir des croyants » sans le nommer, et dans le royaume de France, enfin, étape avec laquelle s’achève le Sefer massa’ot, le règne de Louis VII (1120-1180). L’autre, dont les mentions sont rares et éparses, apparaît aussi en tant qu’adepte de pratiques religieuses. Les interrogations sur le sens des com- mandements et sur la bonne manière de pratiquer le culte sont constantes dans le judaïsme comme dans les autres religions du Livre. Au xiie siècle, Maïmonide (1135-1204) le rappelle en citant la Torah : Dieu a envoyé Moïse aux Hébreux pour faire d’eux « un royaume de prêtres et un peuple saint11 ». Il consacre plusieurs chapitres du Guide des Perplexes au souci de trouver les raisons des commandements — mitsvot — qu’il regroupe en quatorze classes et dont il justifie le sens12. C’est aussi l’objectif des kabbalistes, dont l’influence est cependant encore très circonscrite au xiie siècle, cantonnée au Midi de la France. Ils assignent une fonction théurgique à la Kabbale en tentant de démontrer comment, par le rituel, l’homme est capable d’agir sur Dieu lui-même13. L’intérêt et la connaissance du rite religieux de l’autre sont nourris par la proximité au quotidien. Ils sont le fruit de la convivencia et de la controverse religieuse. Pour ce qui est de la polémique juive contre le christianisme, elle est souvent méprisante. La Michnah et le Talmud contiennent des références à Jésus explicitement négatives, et les Toledoth Yechuh, biographies médié- vales en hébreu, sont une parodie blasphématoire de la vie de Jésus et de ses actes14. Le contexte des Croisades n’adoucit pas les critiques sévères des juifs contre Jésus et le christianisme, au contraire15 ! On pense en particulier, pour le xiie siècle, aux passages très hostiles dans le Livre de l’Alliance de Joseph 10 La datation et la durée du voyage restent néanmoins impossibles à préciser. David Romano le situe entre 1159 et 1173 (D. Romano, «Benjamí de Tudela»), et Cecil Roth estime sa durée entre cinq et quatorze ans (C. Roth, «Benjamin [ben Jonah] of Tudela»). 11 Éxode 19, 16, cité dans Maimónides, Le guide des égarés, p. 522. 12 Ibid., pp. 502-609. 13 C. Mopsik (éd.), Les grands textes de la Cabale. 14 J.-P. Osier, Jésus raconté par les Juifs. 15 The Jews and the Crusaders (1977), p. 99 ; J. Katz, Exclusiveness and Tolerance, pp. 33 et 37, et M. Cohen, Sous le uploads/Litterature/ itineraria-juifs-du-xiie-siecle-la-prat.pdf

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