JACQUES DERRIDA L'écriture et la différence Collection «Tel Quel" AUX ÉDITIONS

JACQUES DERRIDA L'écriture et la différence Collection «Tel Quel" AUX ÉDITIONS DU SEUIL L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE DU MÊME AUTEUR AUX MÊMES ÉDITIONS La dissémination AUX PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE L'origine de la géométrie, de Husserl traduction et introduction La voix et le phénomène AUX ÉDITIONS DE MINUIT De la grammatologie Positions Marges EDITIONS GALILÉE L'archéologie du frivole Glas JACQUES DERRIDA L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE ÉDITIONS DU SEUIL 27 rue Jacob, Paris VIe CET OUVRAGE EST PUBLIÉ DANS LA COLLECTION TEL QUEL DIRIGÉE PAR PHILIPPE SOLLERS ISBN 2-02-001937-X Éditions du Seuil, 1967. La loi du 11 mars 1957 interdit les copies ou reproductions destinées à une utilisation collective. Toute représentation ou reproduction intégrale ou partielle faite par quelque procédé que ce soit sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue une contrefaçon sanctionnée par les articles 425 et suivants du Code pénal. « le tout sans nouveauté qu'un espacement de la lecture » Préface à Un coup de dés. FORCE ET SIGNIFICATION Que nous soyons tous des sauvages tatoués depuis Sophocle, cela se peut. Mais il y a autre chose dans l'Art que la rectitude des lignes et le poli des surfaces. La plastique du style n'est pas si large que l'idée entière... Nous avons trop de choses et pas assez de formes. (FLAUBERT, Préface à la vie d'écrivain.) Si elle se retirait un jour, abandonnant ses œuvres et ses signes sur les plages de notre civilisation, l'invasion structuraliste devien- drait une question pour l'historien des idées. Peut-être même un objet. Mais l'historien se tromperait s'il en venait là : par le geste même où il la considérerait comme un objet, il en oublie- rait le sens, et qu'il s'agit d'abord d'une aventure du regard, d'une conversion dans la manière de questionner devant tout objet. Devant les objets historiques — les siens — en particu- lier. Et parmi eux très insolite, la chose littéraire. Par voie d'analogie : que, dans tous ses domaines, par tous ses chemins et malgré toutes les différences, la réflexion univer- selle reçoive aujourd'hui un formidable mouvement d'une inquié- tude sur le langage — qui ne peut être qu'une inquiétude du langage et dans le langage lui-même —, c'est là un étrange concert dont la nature est de ne pouvoir être déployé par toute sa surface en spectacle pour l'historien, si d'aventure celui-ci tentait d'y reconnaître le signe d'une époque, la mode d'une saison ou le symptôme d'une crise. Quelle que soit la pauvreté de notre savoir à cet égard, il est certain que la question sur le signe est d'elle- même plus ou moins, autre chose en tout cas, qu'un signe du temps. Rêver de l'y réduire, c'est rêver de violence. Surtout quand cette question, historique en un sens insolite, s'approche d'un point où la nature simplement signitive du langage paraît 9 I L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE bien incertaine, partielle ou inessentielle. On nous accordera facilement que l'analogie entre l'obsession structuraliste et l'inquié- tude du langage n'est pas de hasard. On ne pourra donc jamais, par quelque réflexion seconde ou troisième, soumettre le structu- ralisme du xxe siècle (celui de la critique littéraire en particulier, qui participe allègrement au Concert) à la tâche qu'un critique structuraliste s'est assignée pour le XIXe siècle : contribuer à une « histoire future de l'imagination et de la sensibilité 1 ». On ne pourra pas davantage réduire la vertu fascinatrice qui habite la notion de structure à un phénomène de mode 2, sauf à re- comprendre et à prendre au sérieux, ce qui est sans doute le plus urgent, le sens de l'imagination, de la sensibilité et de la mode. En tout cas, si quelque chose dans le structuralisme relève de l'imagination, de la sensibilité ou de la mode, au sens courant de ces mots, ce ne sera jamais en lui l'essentiel. L'attitude structu- raliste, et notre posture aujourd'hui devant ou dans le langage, ne sont pas seulement des moments de l'histoire. Étonnement, plutôt, par le langage comme origine de l'histoire. Par l'histori- cité elle-même. C'est aussi, devant la possibilité de la parole, et toujours déjà en elle, la répétition enfin avouée, enfin étendue 1. Dans l'Univers imaginaire de Mallarmé (p. 30, note 27), J.-P. Richard écrit en effet : « Nous serions heureux si notre travail avait pu offrir quelques matériaux nouveaux à cette histoire future de l'imagination et de la sensibilité, qui n'existe pas encore pour le XIXe siècle, mais qui prolongera sans doute les travaux de Jean Rousset sur le baroque, de Paul Hazard sur le XVIIIe siècle, d'André Monglond sur le préromantisme. » 2. « Structure semble n'être, note Kroeber dans son Anthropology (p. 325), que la faiblesse devant un mot dont la signification est parfaitement définie mais qui se charge soudain et pour quelque dix ans d'une séduction de mode — tel le mot « aérodynamique » — puis tend à être appliqué sans discrimination, le temps que dure sa vogue, à cause de l'agrément de ses consonances. » Pour ressaisir la nécessité profonde qui se cache sous le phénomène, d'ailleurs incontestable, de la mode, il faut opérer d'abord par « voie négative » : le choix de ce mot est d'abord un ensemble — structural, bien sûr — d'exclusions. Savoir pour- quoi on dit « structure », c'est savoir pourquoi on veut cesser de dire eidos, « essence », « forme », Gestalt, « ensemble », « composition », « complexe », « construction », « corré- lation », « totalité », « Idée », « organisme », « état », « système », etc. Il faut comprendre pourquoi chacun de ces mots s'est révélé insuffisant, mais aussi pourquoi la notion de structure continue de leur Emprunter quelque signification implicite et de se laisser habiter par eux. 10 FORCE ET SIGNIFICATION aux dimensions de la culture mondiale, d'une surprise sans com- mune mesure avec aucune autre et dont s'ébranla ce qu'on appelle la pensée occidentale, cette pensée dont toute la destinée consiste à étendre son règne à mesure que l'Occident replie le sien. Par son intention la plus intérieure et comme toute question sur le langage, le structuralisme échappe ainsi à l'histoire classique des idées qui en suppose déjà la possibilité, qui appartient naïvement à la sphère du questionné et se profère en elle. Néanmoins, par toute une zone en lui irréductible d'irréflexion et de spontanéité, par l'ombre essentielle du non déclaré, le phéno- mène structuraliste méritera d'être traité par l'historien des idées. Bien ou mal. Le méritera tout ce qui dans ce phénomène n'est pas transparence pour soi de la question, tout ce qui, dans l'effi- cacité d'une méthode, relève de l'infaillibilité qu'on prête aux somnambules et qu'on attribuait naguère à l'instinct dont on disait qu'il était d'autant plus sûr qu'il était aveugle. Ce n'est pas la moindre dignité de cette science humaine appelée histoire que de concerner par privilège, dans les actes et dans les institu- tions de l'homme, l'immense région du somnambulisme, le presque-tout qui n'est pas l'éveil pur, l'acidité stérile et silencieuse de la question elle-même, le presque-rien. Comme nous vivons de la fécondité structuraliste, il est trop tôt pour fouetter notre rêve. Il faut songer en lui à ce qu'il pour- rait signifier. On l'interprétera peut-être demain comme une détente, sinon un lapsus, dans l'attention à la force, qui est ten- sion de la force elle-même. La forme fascine quand on n'a plus la force de comprendre la force en son dedans. C'est-à-dire de créer. C'est pourquoi la critique littéraire est structuraliste à tout âge, par essence et destinée. Elle ne le savait pas, elle le comprend maintenant, elle se pense elle-même dans son concept, dans son système et dans sa méthode. Elle se sait désormais séparée de la force dont elle se venge parfois en montrant avec profondeur et gravité que la séparation est la condition de l'œuvre et non seulement du discours sur l'œuvre 1. On s'explique ainsi 1. Sur le thème de la séparation de l'écrivain, cf. en particulier le chapitre III de l'Introduction de J. Rousset à Forme et Signification. Delacroix, Diderot, Balzac, Baudelaire, Mallarmé, Proust, Valéry, H. James, T. S. Eliot, V. Woolf viennent y témoigner que la séparation est tout le contraire de l'impuissance critique. En insis- 11 L'ÉCRITURE ET LA DIFFÉRENCE cette note profonde, ce pathos mélancolique qui se laisse perce- voir à travers les cris de triomphe de l'ingéniosité technicienne ou de la subtilité mathématicienne qui accompagnent parfois certaines analyses dites « structurales ». Comme la mélancolie pour Gide, ces analyses ne sont possibles qu'après une certaine défaite de la force et dans le mouvement de la ferveur retombée. Ce en quoi la conscience structuraliste est la conscience tout court comme pensée du passé, je veux dire du fait en général. Réflexion de l'accompli, du constitué, du construit. Historienne, eschatique et crépusculaire par situation. Mais dans la structure, il n'y a pas seulement la forme et la relation et la configuration. Il y a aussi la solidarité; et la totalité, qui est toujours concrète. uploads/Litterature/ jacques-derrida-l-x27-ecriture-et-la-difference.pdf

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