Revue des Études Augustiniennes, 37 (1991), 199-236 Jérôme "éditeur" du Comment

Revue des Études Augustiniennes, 37 (1991), 199-236 Jérôme "éditeur" du Commentaire sur VApocalypse de Victorin de Poetovio Tous les manuscrits qui nous ont transmis le commentaire sur l'Apocalypse de Victorin, évêque de Poetovio en Pannonie à la fin du IIle siècle, mettent en tête de son livre une lettre-préface de Jérôme. Cette lettre, qui est, au VIIle siècle, intégralement citée par Beatus, et résumée avec une grande précision par Ambroise Autpert, est bien dans le style des préfaces hiéronymiennes, et il n'y a aucune raison d'en suspecter l'authenticité1. Elle nous apprend qu'à la demande d'un certain Anatolius, Jérôme a procédé à une révision du texte de Victorin ; c'est cette révision qui, par la suite, du Haut Moyen-Age jusqu'à l'aube du XXe siècle, remplace la version primitive du Pannonien désormais oubliée. En 1916, J. Haussleiter publia une édition critique de la version hiéronymienne, avec, en regard, un texte découvert dans un manuscrit du Vatican daté du XVe siècle (Ottobonianus Latinus 3288 A, fol. 1-22), qu'au vu de sa finale millénariste il a identifié comme étant le commentaire original de Victorin. Il devenait dès lors possible de se faire une idée du travail accompli par Jérôme, en comparant le contenu du manuscrit du Vatican à la version hiéronymienne. Dans l'introduction de son édition, le savant allemand y consacra une vingtaine de pages (CSEL 49, p. XXXVI-XLV), dans lesquelles il exposait, en dépit des affirmations de Jérôme qui dit n'avoir transformé que la finale du manuscrit de Victorin, que les corrections avaient été beaucoup plus importantes et plus nombreuses que le moine de Bethléem ne l'avait laissé entendre2. Il aurait notamment, selon Haussleiter, complété çà et là le commentaire de Victorin en recourant à celui du Donatiste Tyconius. C'est à cette activité éditoriale de Jérôme que sera consacré le présent article. Une analyse serrée de la préface nous conduira à préciser les circonstances dans lesquelles il a «édité» Victorin et ce qu'il a entendu faire. 1. BEAT. in apoc. (éd. Romero Pose, p. 7- ) ; AMBR. A. in apoc. (CCM 27, p. 5, 8-14). 2. CSEL 49, p. XXXVI. 200 MARTINE DULAEY Partant ensuite de ce qui, dans nos manuscrits, est sûrement l'œuvre de Jérôme, c'est à dire la finale composée pour remplacer celle de Victorin, nous observerons comment il travaille et sur la base de quelles sources, cherchant à vérifier si cela correspond à ce que lui-même nous en dit. Nous serons dès lors mieux armés pour reconsidérer les hypothèses d'Haussleiter sur les additions tyconiennes auxquelles Jérôme aurait procédé. Enfin, puisque nous connaissons désormais deux fois plus de manuscrits que l'érudit allemand (et parmi eux, des témoins supérieurs à ceux dont il avait usé), ce qui conduit à restituer un texte hiéronymien substantiellement différent de celui du CSEL, nous examinerons si les corrections apportées par Jérôme sont aussi considérables que les pensait Haussleiter, ou s'il est vrai qu'il a seulement, comme le prétend la préface, «corrigé les erreurs dues à la maladresse des copistes». I. - L'ÉDITION DE JÉRÔME D'APRES LA LETTRE A ANATOLRJS Voici ce qu'écrit Jérôme dans la préface qui accompagne l'envoi à Anatolius du livre révisé par ses soins. «Qui traverse la mer périlleuse rencontre des hasards divers. Si les vents tourbillonnent avec une excessive violence, c'est la peur ; si une brise trop mesurée ride la surface immobile de l'eau, on redoute les attaques. Telle est mon impression à propos du manuscrit que tu m'as envoyé, et qui renferme selon toute apparence le commentaire de l'Apocalypse de Victorin. D'une part il est risqué (car cela expose aux aboiements des critiques) de porter un jugement sur les ouvrages d'un homme éminent. Antérieurement, en effet, Papias, évêque d'Hiérapolis, et Népos, évêque dans la contrée d'Égypte, ont exprimé la même opinion que Victorin sur le royaume millénaire. D'autre part, je n'ai pas voulu tarder à répondre à ta lettre pressante, et pour ne pas faire fi de tes prières, je me suis mis aussitôt à feuilleter les ouvrages des Anciens : ce que j'ai trouvé dans leurs commentaires à propos du royaume millénaire, je l'ai ajouté à l'ouvrage de Victorin, en retranchant les interprétations littérales de ce dernier. Depuis le début du livre jusqu'à l'endroit signalé par une croix, nous avons corrigé les erreurs dues aux ignorances des scribes ; sache que ce qui va de là jusqu'à la fin du manuscrit est une addition. A toi maintenant de juger et d'améliorer à ta guise. Si la vie ne nous fait pas défaut, et si le Seigneur nous donne la santé, nous mettrons, en pensant à toi, notre peine et nos talents au service de ce livre plus que de tout autre, très cher Anatolius»3. 3. CSEL 49, p. 14-15 : «Diuersos marina discrimina transuadantes inueniunt casus. Si turbo uentorum fuerit uehementior, formido est ; si terga iacentis elementi moderatior crispauerit aura, pertimescunt insidias. Ita mihi in hoc uidetur quem misisti uolumine, qui in apocalypsin uidetur continere Victorini. Et est periculosum et obtrectatorum latratibus patens de egregii uiri opusculis iudicare. Nam et anterior Papias Hierapolites episcopus et Nepos in Aegypti partibus episcopus de mille annorum regno ita ut Victorinus senserunt. Et quia me litteris obtestatus es, nolui differre, et quod in eorum commentariis de mille annorum regno repperi, Victorini JÉRÔME ÉDITEUR DE VICTORIN DE POETOVIO 201 Le dédicataire et sa requête Qui donc est cet Anatolius ? C'est manifestement un personnage pour qui Jérôme a de la considération et de l'amitié, un homme cultivé, quelqu'un à qui il ne peut refuser ce qui lui est demandé4. Il porte un nom oriental qui n'est pas rare à Constantinople à l'époque5. On connaît notamment un Anatolius, préfet du prétoire d'Illyrie de 397 à 399, peut-être identique à l'éparque de Constantinople auquel Jean Chrysostome écrit en 405 une lettre amicale et reconnaissante6. Est-ce le nôtre ? La manière familière dont Jérôme s'adresse à lui («Anatoli carissime»), en une formule que dans sa correspondance, il n'utilise guère qu'avec de vieux amis qui ont un genre de vie et des centres d'intérêt semblables au sien, paraît exclure une telle identification7. Il doit s'agir d'un moine, de langue latine (puisqu'il s'intéresse à des ouvrages d'exégèse latine), mais sans doute de culture grecque : cela expliquerait qu'à propos du millénarisme, Jérôme mentionne seulement Papias et Népos, dont parlait déjà VHistoire Ecclésiastique d'Eusèbe, et laisse dans l'ombre les millénaristes occidentaux qu'il cite plus volontiers d'habitude8. Quelle était donc la requête instante formulée dans la lettre d'Anatolius ? D'après le contenu de la réponse, il semble qu'il ait interrogé Jérôme sur l'authenticité du commentaire de Victorin dont la lecture l'avait laissé insatisfait (l'Orient en effet s'était dégagé plus vite du millénarisme que opusculis sociaui ablatis inde quae ipse secundum litteram senserit. A principio libri usque ad crucis signum quae ab imperitiis erant scriptorum uitiata correximus, exinde usque ad finem uoluminis addita esse cognosce. Jam tuum est discernere et quid placeat roborare. Si uita nobis comes fuerit et Dominus sanitatem dederit, tibi nostrum in hoc uolumine potissimum sudabit ingenium, Anatoli carissime». 4. HiER. CSEL 49, p. 15, 5 : «Anatoli carissime» ; p. 14, 11 : «ne spernerem precantem». Il a aussi de l'estime pour son jugement : p. 15, 2-3 : «lam tuum est discernere et quid placeat roborare». 5. Ni G. GRÜTZMACHER, Hieronymus, eine biographische Studie zur alten Kirchengeschichte, Berlin, 1908, t. 3, p. 235, ni J. HAUSSLEiTER, CSEL 49, p. XXXVI, ne formulent d'hypothèses sur l'identité du personnage. Sur ce nom à Constantinople, G. D A G R O N , Naissance d'une capitale, Paris, 1974, p. 222-226 ; 191 ; 207. A.-M. Malingrey nous a également signalé un évêque Anatolius, ami de Jean Chrysostome et exilé, qui est mentionné dans la Vie de St Jean Chrysostome. 6. REPW, s. v. Anatolius (7j, c. 2072 ; A. H. M. JONES, J. R. MARTiNDALE, J. MoRRis, The Prosopography ofthe LaterRoman Empire, t. 2, Cambridge, 1980, p. 83. 7. Sont appelés carissime le prêtre Innocent {Epist. 1), Rufin (Epist. 3,1), Héliodore (Epist. 9), Népotien (Epist. 52, 1), Avitus (Epist. 124, 1) et Pammachius quand il se fut converti au monachisme (In Os. prol.). Paulin est appelé/rafer carissime. (Epist. 58, 1 et 53, 10). Y.-M. Duval nous a suggéré que cet Anatolius devait être un moine. Son hypothèse s'appuie sur l'importance accordée à la virginité dans la finale ajoutée par Jérôme. Anatolius doit donc être un moine et un vieil ami. 8. Evs. HE 3, 33, 11-13 (SC 31, p. 156), dont s'inspire visiblement HiER. uir. Hl. 18 ; HE 7, 25, 1-3 (SC 41, p. 205), source de uir. Ul. 69. 202 MAflriAE DtfLAEr l'Occident)9 ; de plus, il lui demandait d'écrire lui-même un nouveau commentaire de l'Apocalypse. Jérôme confirme que le livret est bien de Victorin (dont il connaît déjà le commentaire en 393, puisqu'il en parle dans le De uiris illustribus) ; il rappelle que les idées millénaristes, pour bizarres qu'elles puissent paraître, ont eu des adeptes de renom, et promet de donner plus tard le commentaire requis. En attendant, pour ne pas décevoir son ami, uploads/Litterature/ jerome-editeur-du-commentaire-sur-l-x27-apocalypse-de-victorin-pdf.pdf

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