Johann Georg Hamann Aesthetica in nuce Une rhapsodie en prose kabbalistique T r

Johann Georg Hamann Aesthetica in nuce Une rhapsodie en prose kabbalistique T raduction et notes par J.-F . Courtine L’œuvre et la pensée de Johann Georg Hamann (1730-1788) demeurent en France très généralement méconnues. Il y a assurément à cela de nombreuses et si fortes raisons que les efforts, pourtant remarquables, déployés par quelques- uns, n’ont pas entièrement réussi à faire mesurer au public français la stature de Hamann, pas plus qu’à lui ouvrir un accès véritable à son œuvre. La thèse de Jean Blum — à notre connaissance encore irremplacée en notre langue — date de 1912; la traduction héroïque de Henry Corbin, puis la présentation suggestive et la traduction par Pierre Klossowski d’un choix de textes centré sur les Méditations Bibliques sont restées pratiquement sans écho1, si bien qu’il n’y a malheureusement pas grand-chose à modifier au sombre tableau de la situation des études hamanniennes en France que brossait en 1960 le Père X. Tilliette2. Au silence à peu près total qu’E. Bréhier dans son Histoire de la Philosophie, ou Merleau-Ponty dans ses Philosophes Célèbres réservaient au « Mage du Nord » répondent dans la récente Histoire de la Philosophie publiée par la Pléiade (sous la direction d’Y. Bélaval) dix-sept lignes particulièrement navrantes. Cette ignorance obstinée a naturellement ses raisons, de moins en moins bonnes cependant. L’œuvre de Hamann est certes exceptionnellement obscure et difficile : elle est décidément inscrite dans son temps, bien plus, elle fait corps avec son auteur, sa singularité, ses particularités, sa localisation, son monde de lectures, ses innombrables adversaires ou correspondants, enfin et surtout ses polémiques plus ou moins déclarées. Hamann se plaît en outre, avant Kierkegaard, aux masques et aux déguisements; il use et abuse de toutes les formes de la commu­ nication indirecte — l’ironie, la parodie, l’humour, la glose, le pamphlet, etc.; toutes les occasions lui sont bonnes pour disperser ses « feuilles volantes » dans telle ou telle obscure gazette ou publier de brefs et énigmatiques libelles à partir des prétextes les plus futiles ou les plus insignifiants (une recension de la Nouvelle Héloïse dans les Literaturbriefe, la réception d’une obscure brochure anonyme sur L’inoculation du bon sens, une réduction de cinq thalers dans son traitement de fonctionnaire à la Régie des Accises et des Douanes, un projet de réforme de l’orthographe de la langue allemande, voire le mariage d’un de ses éditeurs); mais dans tous les cas, il entend exposer à chaque fois, et à force de concentration, 3 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. le tout de sa pensée. Ces difficultés externes sont tout à fait réelles et furent tôt dénoncées par ses contemporains, ou mieux par ses lecteurs plus attentifs et passionnés de la génération suivante. Goethe s’en plaint amèrement et Hegel après lui3. Il n’est pas toujours aisé en effet et souvent fastidieux de démêler dans tel écrit ce que Mendelssohn appelait justement la part des « plaisanteries de famille ». Mais une fois ces difficultés occasionnelles et de « circonstances » éclaircies, surgit une obscurité autrement importante, celle qui, reconnaît Hamann, tient à « la merveilleuse économie de mon style et qui répond très exactement à l’obscurité de toute ma situation (Lage) »4. C’est une difficulté d’un tout autre ordre qui se dresse alors devant nous et que l’on ne saurait éclairer simplement en « étudiant à fond », comme le suggérait ironiquement Hegel, « ce qui se publiait en fait de recension à partir des années cinquante du siècle passé, les publications érudites dans les Nachrichten de Hambourg, l’Allgemeine deutsche Bibliothek, les Literaturbriefe et une masse d’autres feuilles obscures et d’écrits depuis long­ temps oubliés » (op. cit., p. 275). Certes, la « situation » dont parle Hamann est celle d’un individu en son originalité, en son existence historiquement et géographiquement déterminée5, mais c’est aussi et surtout celle qui tient à la misère et à l’énigme constitutive de l’humanité en son être fini et sensible; énigme portée à son comble, et qui touche à la folie quand on tient sérieusement avec Hamann que de cette humanité le Fils de l’Homme précisément a revêtu la chair et le sang. « Cette parole : Homo sum demeure toujours la tâche la plus difficile et l’énigme la plus profonde », écrivait-il en 1781 à J. Fr. Reichardt6. La véritable obscurité chez Hamann relève avant tout de l’économie au sens théologique du terme et se manifeste d’un seul et même geste comme existence et comme style. Sans doute Hegel va-t-il, comme toujours, droit au but quand il remarque, à propos de cette manière fragmentaire et sibylline qu’affectionne le « Mage » : « Dans tout ce qui est sorti de sa plume, la personnalité est si insistante et si pré­ pondérante que le lecteur est renvoyé absolument et sous tous les rapports à elle plutôt qu’à ce qui serait à saisir comme contenu. » Mais qu’en est-il de Hamann en personne, absolument et sous tous les rapports? Qu’est-ce qui de cet « homme » se laisse appréhender comme ou réduire à une individualité, une « originalité » (le mot commence alors de faire fortune)? Quand Hamann nous renvoie de l’auteur à l’homme singulier — et il le fait volontiers, comme on peut le voir par exemple dans l’Aesthetica —- , c’est en réalité pour nouer d’un tour supplé­ mentaire cette relation de coappartenance d’une existence, d’une situation et d’un style. Certes Hamann insiste complaisamment sur sa personnalité et mène toujours ses attaques ad hominem, mais il ne se livre jamais, comme le confirme abondamment la prodigieuse correspondance, qu’en son style — sa Schreibart, et comme lecteur, auditeur, herméneute, philologue — spermologue, finira-t-il par dire7 —, en un mot comme auteur. Ce que note encore Hegel, de manière tout à fait décisive cette fois : « Les écrits de Hamann ont moins un style particu­ lier qu’ils ne sont style de part en part. » C’est très précisément pour cela qu’ils ne se laissent ni résumer ni systématiser : point de vérités générales, de principes, de constructions systématiques, mais « des miettes », des « fragments », des « caprices », des « fantaisies » (Br. I, 431). Inutile par conséquent d’imaginer avec Hegel un quelconque penchant à la mystification destinée à interdire au lecteur de jamais « se saisir d’un contenu », puisque s’offre précisément — et à 4 © ÉDITIONS BELIN / HUMENSIS. TOUS DROITS RÉSERVÉS POUR TOUS PAYS - PAGE TÉLÉCHARGÉE SUR LE SITE PO-ET-SIE.FR - VOIR LES « CONDITIONS GÉNÉRALES D’UTILISATION » DE CE SITE. découvert — comme seul et unique « contenu » la question de la lecture et de l’écriture, soit encore celle de la parole et par excellence du Verbe. Dans cette perspective, toutes les raisons extérieures ou circonstancielles de l’obscurité de Hamann deviennent caduques : il ne reste qu’une seule véritable difficulté, mais elle est capitale, c’est celle d’un style qui, brisant tous les cadres et brouillant toutes les lignes de partage entre les domaines jusque-là sûrement balisés (exégèse, théologie, philosophie, littérature, philologie), réserve en lui la question radicale de la langue et entend bien la déplacer. Mais c’est là assuré­ ment, dira-t-on, une question sous-jacente à tout le xvIIIe siècle, voire même sa question la plus lancinante. Cependant Hamann ne l’accueille ou n’y fait droit que pour en bouleverser profondément toute la problématique, celle par exemple de la langue originelle, de son invention ou de son institution divine 8 ; les questions linguistiques — ou si l’on y tient pré-linguistiques — de genèse et d’archéologie perdent en effet tout leur sens pour celui qui se fonde d’emblée sur une expérience originaire de la langue, sur une écoute de la parole comme origine. Il est ici parfaitement permis de parler l’expérience car si la question du langage court d’un bout à l’autre de l’œuvre de Hamann dont elle constitue le fil conducteur privi­ légié (celui de la méta-critique), son authentique point de départ est à chercher dans la dramatique conversion londonienne (1757-58) durant laquelle le lecteur devenu « auditeur », à l’épreuve de la parole, expérimente la langue comme « advocation », interpellation. L’Écriture, jusque-là muette et scellée, se fait entendre à Hamann : la lecture devient écoute, la parole immédiatement parlante. Qui parle en toute parole parlante? Comment la parole elle-même se révèle- t-elle parlante? Comment s’adresse-t-elle à nous jusqu’à — et très littéralement — nous interloquer? Autant de questions qui ne cesseront plus de hanter sa pensée. S’il y a chez Kierkegaard, comme le suggère Nelly Viallaneix 9, une expérience spécifique et fondamentale de la parole et de l’écoute, celle-ci est déjà largement thématisée par Hamann dès les Méditations Bibliques; c’est elle encore qu’il évo­ quera, avec son cortège de questions abyssales, à la fin de sa vie, écrivant par exemple à Herder en août 1784 : « La raison est parole, logos. Voilà l’os moelleux que je ronge et me crève à ronger. Tout uploads/Litterature/ johann-georg-hamann-aesthetica-in-nuce.pdf

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