23 Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou, “ Lectures
23 Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou, “ Lectures de The Lover’s Melancholy de John Ford: théâtre et mélancolie ”, Etudes Epistémé , n° 2 (2002). Reproduction, même partielle, interdite sans autorisation. “ Lectures de The Lover's Melancholy de John Ford (1629): théâtre et mélancolie ” Claire GHEERAERT – GRAFFEUILLE (Université de Rouen) et Athina LAVABRE - EFSTATHIOU (Université de Paris 8 - Saint-Denis) La pièce de John Ford, The Lover's Melancholy, jouée pour la première fois à Londres en 1629, se prête à des lectures variées. Nous en proposons ici deux. La première s'intéresse à la thématique centrale de la mélancolie, maladie dont souffrent tous les personnages de la pièce, et dont les formes les plus aiguës seront traitées par le biais du théâtre. La seconde lecture examine de près les procédés dramaturgiques sur lesquels repose cette thérapie, véritable catharsis qui permet le retour final à l'harmonie. I. De Burton à Ford: les ravages de la mélancolie (Claire GHEERAERT - GRAFFEUILLE) Beaucoup de médecins estiment que la mélancolie qui obsède les esprits européens entre 1480 et 16501 résulte de désordres physiologiques, mais l'idée qu'elle viendrait essentiellement d 'un mal moral et spirituel fait son chemin au XVIIe siècle 2. Le pasteur Burton, dont le traité The Anatomy of Melancholy paraît pour la première fois en 1621, s'écarte d'une interprétation strictement humorale et définit d'abord la mélancolie comme une maladie de l'âme: “ It is a disease of the soul on which I am to treat, and as much appertaining to a divine as to a physician, and who knows what 1 Sur cet âge de la mélancolie, voir Jean Delumeau, “ L'Âge d'or de la mélancolie ”, L'Histoire, février 1982, n°42, p. 28 sqq. Voir aussi du même, Le Péché et la peur. La culpabilisation en Occident. XIII-XVIIIe siècles, Paris, Fayard, 1983, p. 189-208. 2 Les traités de Jacques Ferrand (De la maladie d'amour ou mélancholie érotique, 1610) et André Du Laurens ( Traité des affections mélancoliques, 1597) étudient la maladie d'amour sous un angle médical. Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou / Etudes Epistémè. 24 agreement there is betwixt those two professions? ”3. Il ne fait aucun doute que Ford connaissait l'œuvre de Burton quand il composa The Lover's Melancholy4. Une référence explicite à The Anatomy of Melancholy apparaît en marge à l'acte III, 1, v. 108 ("vid. Democrit. Junior"), au moment précis où Corax, le médecin du prince Palador, déclare, comme Démocrite Junior5, que la mélancolie est une maladie de l'esprit et non nécessairement une affection du corps: Melancholy Is not as you conceive, indisposition Of body, but the mind's disease. (…) A mere commotion of the mind, o'ercharged With fear and sorrow first begot i' th' brain, The seat of reason, and from thence derived As suddenly into the heart, the seat Of our affection.6 Cette définition, loin d'être anecdotique, révèle au contraire la marque de la pensée de Burton sur toute la pièce de Ford7. D'abord, le diagnostic de Démocrite Junior selon lequel le monde entier est devenu mélancolique – “ Who is not a fool? who is free from melancholy? ”8 – s'applique à tous les personnages de la pièce: du prince au médecin, des courtisans aux pages, tous souffrent de cette maladie de l'âme. Ensuite, le dramaturge et le pasteur 3 Voir Robert Burton, The Anatomy of Melancholy, éd. Holbrook Jackson (nouvelle introduction de William H. Gass), New York, The New York Review of Books, 2001, "Democritus to the Reader", 37. 4 Pour l'influence du traité de Burton sur la pièce de John Ford, voir Robert Davril, Le Drame de John Ford, Paris, Didier, 1954, p. 201-209 et l'introduction de R. F. Hill à The Lover's Melancholy, Manchester, Manchester UP, 1985, p. 3-10. 5 C'est le pseudonyme utilisé par Burton dans son adresse au lecteur. Voir The Anatomy of Melancholy, p. 15-20. 6 III, 1, 106-18 (nous renvoyons à l'édition de R. F. Hill, voir note 4). 7 Une lecture attentive de The Anatomy of Melancholy révèle néanmoins des liens entre le corps et l'âme plus complexes que ne le laissent penser ces quelques extraits. Malgré l'intérêt indéniable qu'il porte à l'âme et à ses “ perturbations ”, Burton prend en compte, comme ses prédécesseurs, l'interaction entre le corps et l'âme: “ For as the body works upon the mind by his bad humours, troubling the spirits, sending gross fumes into the brain, and so per consequens disturbing the soul, and all the faculties of it (…) with fear, sorrow, etc. which are ordinary symptoms of this disease: so, on the other side, the mind most effectually works upon the body, producing by his passions and perturbations miraculous alterations, as melancholy, despair, cruel diseases, and sometimes death itself ” (I, 2, 3, 1, p. 250). Ce problème est abordé par Gisèle Venet, “ Shakespeare – Des humeurs aux passions ”, Études Épistémè, n°1 (2002), p. 85-102. 8 “ Democritus to the Reader ”, p. 39. “ Lectures de The Lover’s Melancholy ” Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou / Etudes Epistémè. 25 partagent un souci identique d'apporter un remède à l'excès de bile noire causé par cette affection. Burton y consacre tout le deuxième volet de son traité (“ The Cure of Melancholy ”). Dans la pièce de Ford, le rétablissement du Prince Palador et de Meleander est le principal ressort dramatique de l'intrigue qui ne peut se dénouer que lorsque les esprits ont retrouvé la paix, c'est-à-dire lorsque la mélancolie a été purgée, grâce à une catharsis qui repose essentiellement sur les pouvoirs de la représentation théâtrale. 1. "Who is not a fool? Who is free from melancholy?" Les personnages de The Lover's Melancholy reprennent ce constat de délire universel que dresse Démocrite Junior au début de The Anatomy of Melancholy. Rhétias parle de la “ folie des temps ” (“ the madness of the times ”, I, 2, 1) tandis que Sophronos se plaint de la déraison qui a envahi la cour de Chypre: “ The court is now turned antic and grows wild ” (II, 1, 5). Pour Burton, comme pour les personnages de la pièce, la mélancolie est certes une pathologie aux contours relativement bien définis 9, mais elle est aussi cette folie généralisée, décrite par Érasme dans L'Éloge de la folie10. D'ailleurs, l'ambiguïté sémantique du vocable “ mélancolie ” est attestée par Burton lui même: So that, take melancholy in what sense you will, properly or improperly, in disposition or habit, for pleasure or for pain, dotage, discontent, fear, sorrow, madness, for part or all, truly, or metaphorically, 'tis all one.11 Peur, sottise, folie, mécontentement, chagrin – ces manifestations de la mélancolie prennent chair dans la pièce de Ford, plus attaché à sonder les âmes qu'à démonter les rouages de l'État. Pour Corax, “ Men are like politic states ” (V, 1, 5), et non l'inverse; les affaires politiques sont toutes subordonnées à l'état mental des personnages; pour Sophronos, il ne fait donc aucun doute que la mélancolie du royaume vient de la léthargie du prince: Our commonwealth is sick, 'tis more than time 9 Pour une histoire de la mélancolie, on peut se reporter à Raymond Klibansky, Erwin Panofsky et Fritz Saxl, Saturne et la Mélancolie [1964], Paris, Gallimard, 1989, et pour l'Angleterre, à Lawrence Babb, The Elizabethan Malady. A Study of Melancholia in English Literature from 1580 to 1642, East Lansing, Michigan State College Press, 1951. 10 Voir sur cette thématique, Jean Robert Simon, Robert Burton (1577-1640) et L'Anatomie de la Mélancolie, Paris, Didier, 1964. 11 “ Democritus to the Reader ”, p. 40. Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou Claire Gheeraert - Graffeuille et Athina Lavabre - Efstathiou / Etudes Epistémè. 26 That we should wake the head thereof, who sleeps In the dull lethargy of lost security. (II, 1, 1-3)12 Dès la première scène, alors qu'il n'est pas encore entré sur scène, le prince est décrit sous les traits du mélancolique 13, à la fois inactif, triste, solitaire et indifférent: He's the same melancholy man He was at his father's death; sometimes speaks sense, But seldom mirth; will smile, but seldom laugh; Will lend an ear to business but deal in none. (I, 1, 70)14 La mélancolie qui affecte Palador n'est pas d'origine humorale, divine, alimentaire ou accidentelle 15, mais vient directement de ses passions. Pour Burton, ces “ perturbations de l'esprit ”, qui déferlent sur la raison, sont une cause très fréquente de mélancolie: “ They [the passions] domineer, and are so violent, that as a torrent (…), they overwhelm reason, judgement and pervert the temperature of the body ”16. C'est aussi l'avis des personnages de la pièce, selon lesquels l'impuissance de la raison et la violence des passions expliquent toutes leurs infortunes. Pour le très sentencieux Rhétias, un prince qui cède à ses passions et néglige son royaume est mélancolique: “ Princes who forget their sovereignty and uploads/Litterature/ john-ford-1629-theatre-et-melancolie-pdf.pdf
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- Publié le Mar 24, 2021
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