Vacarme 04/05 / résister, inventer, produire les questions de Jochen Gerz entre
Vacarme 04/05 / résister, inventer, produire les questions de Jochen Gerz entretien avec Jochen Gerz entretien réalisé par Philippe Mesnard Jochen Gerz naît en 1940, à Berlin. Parti de l’histoire, il traverse les lieux de l’art en écoutant des voix singulières, en les questionnant, en interrogeant avec elles sa propre singularité qu’il ne livre pas, malgré les apparences. Parce que les apparences, il sait en jouer, de façon indirecte. Qu’on le taxe de « conceptuel » ne le ravit pas. Mais il est rompu à un discours qui le range de ce côté-ci, avec une indéniable virtuosité rhétorique où l’intimité sait se mêler à l’objectivité. Parler d’ « anti-monument » pour certaines de ses créations récentes ne le satisfait pas. Mais il y a Le Monument contre le fascisme de Harbourg(1986), qu’il réalise avec Esther Shalev-Gerz (« une colonne recouverte de plomb de douze mètres de haut qui disparaît dans le sol à mesure que le passant y appose sa signature »). Cette œuvre, aujourd’hui enfoncée dans le sol de Harbourg, dit aux habitants de la ville que c’est à eux, non au Monument, qu’il revient de faire face au fantôme qui les hante. Il y a aussi les 2146 pierres — Monument contre le racisme(1993) sur la place du parle ment de Sarrebruck (« les pavés de la place ont été clandestinement descellés pour être remplacés, avec à leur base, gravé le nom d’un cimetière juif d’Allemagne... »). Œuvre, elle encore, invisible, tournée vers l’intérieur de la terre. Deux réalisations qui renversent tout à la fois la conception du monument et la symbolique de la mémoire. Penser que le thème directeur de Jochen Gerz est la Shoahest réduire la portée de son oeuvre — ça ne lui plaît pas non plus. Entre ses premières réalisations des années 1960 et aujourd’hui, il a essaimé une œuvre considérable au commencement de laquelle était l’écrit. Jochen Gerz : L’écriture est ma seule originalité dans le contexte de l’art. Je ne pensais pas devenir artiste, mais écrivain. J’ai traduit Ezra Pound, son côté hétérogène m’a beaucoup impressionné. Notamment, son utilisation du collage dans l’écriture avec l’inclusion d’éléments qui, apparemment, ne font pas partie de la poésie, au même titre que les documents utilisés comme des readymade dans l’art. Les premières choses que j’ai faites, c’est un peu du Pound avec des photos. J’avais alors compris que, pour moi, la littérature était une chose terminée, qu’elle ne se renouvellerait pas, qu’il n’y avait plus, au début des années 1960, de possibilités d’une avant-garde littéraire. J’ai commencé, d’abord à l’intérieur de moi-même, à m’éloigner de cette « terre », de cette identité, de cette appartenance. J’ai eu de la chance car, à cette époque, l’art a enregistré tellement de secousses qu’on pouvait trouver une place en dehors de cette monoculture qu’était déjà la peinture. Beaucoup de choses coexistaient. On retrouvait des transfuges de la littérature, de Fluxus à tout ce qui touche aujourd’hui au multimédia, comme les photo/textes. Je pense à Carl André, Dan Graham, Vito Acconci aux ÉtatsUnis... J’ai rencontré leur travail pour la première fois dans les revues de littérature expérimentale. 1968 a aussi joué un rôle important. Je ne peux pas m’imaginer qu’à travers la littérature j’aurais directement touché à quelque chose de réel, je serais resté le membre d’un clan, d’une chapelle ; de ces groupuscules qui stagnent, à une demi-distance des événements. Avec l’art, j’avais l’impression de pouvoir être « dans » l’événement. En phase avec le réel. Aujourd’hui, je n’ai pas changé d’avis là-dessus, sinon sur l’art qui me semble s’approcher de la situation « fin de l’avantgarde » que la littérature connaissait dans les années cinquante. En somme, ce qui relie votre période littéraire et celle d’après, c’est l’écriture ? Je n’aurais pas écrit si l’écriture n’avait pas été primordiale. L’écriture est, pour moi, la chose la mieux partagée et, à la fois, l’expérience la plus singulière. Après, j’ai ajouté la photo qui est devenue une véritable écriture visuelle, pareillement, partagée et singulière. Dans les années 1960, j’ai déjà fait beaucoup de pièces dans l’espace public. Il y avait une pièce qui s’appelait « Exposition de Jochen Gerz à côté de sa reproduction photographique ». J’étais deux heures dans la rue à côté de ma photographie, celle-ci avait été prise le même jour, dans le même lieu et j’étais là, je regardais devant moi. A ce moment-là, j’ai beaucoup travaillé à l’extérieur parce que je n’avais pas accès à autre chose. Plus tard, j’ai voulu retourner à l’extérieur, et dans les années 1980, j’ai dit que je le voulais toujours mais que je ne savais pas comment faire. Entretemps, j’ai fait des performances.Celles-ci partagent une chose avec les pièces de l’extérieur, je veux dire celles d’aujourd’hui, c’est la commande. Il est normal de ne pas faire une performance sipersonne ne veut que j’en fasse une. J’ai pensé à des performancespour les amis, mais je ne l’ai jamais fait. Ça ne m’intéresse pas de créer pour l’amitié. Le rapport que j’ai avec cette profession n’est ni assez facile, ni assez gentil pour cela. Le travail dans l’espace public durant les années 1980-1990 est un retour sur les deux points suivants. D’abord, travailler dans un lieu que je ne maîtrise pas, mais qui est mon lieu, justement parce que je ne le maîtrise pas. Ensuite, dépendre de la volonté de l’autre, c’est ce qui me donne le sens.Je ne donne pas aux autres, je reçois d’abord ce que je retourne. Mais ce sens qui vous est donné, vous vient-il de ceux qui habitent l’espace où vous installez votre oeuvre, ou de celui qui vous passe la commande ? Des deux. D’abord, de celui qui me passe la commande. La commande, je la prends au sérieux. Chaque travail est une véritable recherche et une réflexion par rapport à cette commande. Après quoi, il se peut que beaucoup de gens viennent participer à l’élaboration du travail, ils en font partie. Comme cela s’est passé pour Le Questionnairede Brême, de 1990 à 1995. J’ai demandé d’abord ce que l’on voulait que je fasse, j’ai revendiqué la commande. Pour le Monument vivantde Biron inauguré en 1996, ça a pris six ans avant que ce dossier aboutisse et que l’on décide de remplacer l’ancien monument aux morts. Ce n’était pas facile, il fallait y aller très doucement. Il a fallu ruser et jouer... Beaucoup de travail avant que le travail commence. Avec ceux qui avaient passé la commande ? Avec eux, et avec le village aussi. Il fallait qu’ils aient confiance, qu’ils « oublient » qui j’étais, qu’ils « oublient » qui ils étaient. À Biron plus encore qu’auparavant j’ai fait dépendre esthétiquement le travail de la présence des autres. Je ne pouvais pas inventer les gens de Biron, ni inventer leur écriture. Ils participaient à mon travail le plus personnel, celui de l’écriture, c’est- à-dire la seule chose que je revendique encore. Avec ceux qui vous passent la commande publique, vous rusez. La ruse fait partie intégrante du processus de création, ou du moins, de réalisation. Cette pratique signifie certainement quelque chose au niveau de ton rapport à la loi et aux autorités légales. Déjà, avec Le Monument invisiblede Sarrebruck, vous et votre équipe, vous vous êtes mis hors-la-loi en réalisant le monument de façon quasi clandestine, sans autorisation. J’ai effectivement une relation un tout petit peu trouble avec ces choses-là. Mais ce qui m’intéresse surtout, c’est une connaissance de terrain, où l’on se frotte à l’autre. Une pratique.C’est vraiment ma propre compatibilité dans et avec le réel, non avec la fiction, qui m’attire. Ce sont les terrains. Jusqu’où ? Pour Biron, j’avais un autre projet — on a toujours tendance à oublier ce que l’on n’a pas fait - qui était de réaliser, sous le prétexte d’un monument aux morts, un i lieu pour le recyclage des i ordures. Le village de Biron a la même taille que l’endroit où je me retire pour travailler depuis longtemps. C’est une île. Là- bas, rien ne repart de ce qui arrive. II faut donc pouvoir recycler. Ça a été la première phrase que j’ai dite au maire de Biron, la première fois que je l’ai vu : « Avez-vous réglé vos problèmes d’ordures ? » Il m’a répondu qu’il venait de régler la question en passant un contrat avec les communes voisines. Adorno a eu tort de mettre tellement l’accent sur la contradiction Holocauste-culture, il a entendu le train, mais il a regardé dans la mauvaise direction. Car depuis Auschwitz, tout est culture. C’est une métastase. Il y a une mondialisation de la culture. À Biron, j’ai tenté de faire entrer le concept de recyclage dans un village, et de le faire sous couvert de l’art. Alors qu’avant, on faisait passer l’art pour tout, sauf pour l’art. Un jour, je vais faire une œuvre qui, parce qu’elle sera différente, obligera les gens à se demander si ça, c’est encore de l’art. L’art est, pour moi, souvent un prétexte qui me permet de chercher la singularité uploads/Litterature/ jorchen-gerz-entretien.pdf
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- Publié le Mai 10, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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