Communications Narration(s) : en deçà et au-delà François Jost Citer ce documen

Communications Narration(s) : en deçà et au-delà François Jost Citer ce document / Cite this document : Jost François. Narration(s) : en deçà et au-delà. In: Communications, 38, 1983. Enonciation et cinéma. pp. 192-212; doi : https://doi.org/10.3406/comm.1983.1573 https://www.persee.fr/doc/comm_0588-8018_1983_num_38_1_1573 Fichier pdf généré le 10/05/2018 François Jost Narration(s) : en deçà et au-delà Comment l'image signifie ? Comment l'image raconte ? On me concédera, sans doute, que ces deux questions ne sont pas synonymes. Et pourtant : n'est-ce pas pour les avoir trop longtemps confondues que la théorie du cinéma s'est peu préoccupée, pour l'instant, des problèmes de narratologie ? En effet, jusqu'à ces dernières années, le récit cinématographique a généralement été envisagé sous l'angle de la signification. Ainsi, la sémiologie s'est attachée d'abord à comprendre comment le cinéma exprime les différentes relations temporelles (succession, précession), logiques (opposition, causalité, etc.), n'abordant les catégories du récit que par la bande. Poursuivant simultanément ses investigations sur le langage et sur le récit cinématographique, cette jeune discipline n'a travaillé les concepts narratologiques que pour autant qu'ils éclairaient, du même coup, tel ou tel aspect du matériau audiovisuel. Combien paradoxale pourrait paraître cette démarche à un théoricien de la littérature ! Imagine-t-on un narratologue qui, pour analyser le texte romanesque, déciderait de reconstruire l'édifice de la langue ? En fait, le parallèle n'est pas très légitime et le paradoxe n'est qu'apparent. Si le théoricien de la littérature peut se dispenser d'étudier la nature du signe linguistique pour comprendre le fonctionnement d'un roman, il n'empêche que la langue — objet familier qu'il fréquente depuis son plus jeune âge — reste son plus fidèle indicateur pour repérer les catégories narratives. Il suffit, pour s'en convaincre, de considérer le récit sous l'aspect de la narration 1 : bien que, dans le roman, ce problème ne se réduise pas à un simple emploi de personnes grammaticales (et suppose une attitude narrative), les pronoms, les déictiques, les signes de ponctuation sont des indicateurs irremplaçables pour repérer celui qui parle. Un simple adverbe {ici, aujourd'hui), même s'il est placé dans un texte à la troisième personne, renvoie forcément à un narrateur invisible, contemporain de la fiction qui s'élabore 2. Ainsi, la langue, parce qu'elle prend forcément parti pour « le discours » ou pour « l'histoire » (selon la distinction de Benveniste) contraint le romancier à effectuer, même malgré lui 3, un choix narratif que le lecteur repérera sans trop de mal. S'agissant de cinéma, les problèmes de narration sont 192 Narration(s) : en deçà et au-delà singulièrement plus complexes pour des raisons qui tiennent, d'une part à la nature du récit cinématographique, d'autre part à son langage. La première difficulté, en effet, c'est qu'il ne paraît guère plus possible de caractériser une narration cinématographique, qu'un récit unique. Partagé entre le visuel et le verbal, celui-ci risque toujours d'être écartelé entre deux sens contradictoires, même si, généralement, des stratégies sont mises en œuvre pour aboutir à un signifié global 4. Notamment, l'utilisation de la voix off peut provoquer l'éclatement de l'instance narrative à l'intérieur d'un film. Dans ces conditions est-il possible, et souhaitable, de concevoir la narration selon un concept unitaire ? La seconde difficulté résulte des caractères sémiologiques de « l'énoncé iconique ». On pourrait la résumer dans ce paradoxe : je suis sûr que la suite d'images est susceptible de raconter et que le récit visuel existe ; et pourtant il n'est pas toujours possible de dire qui raconte. Existerait-il des récits sans narrateurs ? 1. LA NARRATION SANS VOIX. Signifier et raconter. Derrière le problème de la narration filmique se cachent donc deux questions beaucoup plus larges, dont la sémiologie, semble-t-il, n'est pas encore venue à bout : comment l'image mouvante raconte-t-elle ? Comment s'articulent mots et images à l'intérieur de ce texte complexe que constitue le film ? Si, il y a quelques années, il importait de rapprocher le plan de l'énoncé (puisque d'aucuns l'identifiaient au mot), il semble qu'aujourd'hui, pour progresser dans l'analyse conceptuelle d'une narratologie proprement cinématographique, il faille au contraire creuser les différences séparant l'iconique et le linguistique. Retour à la case départ, donc : dans quelle mesure le plan ressemble-t-il à l'énoncé ? On peut d'abord envisager cette question sous l'angle de la signification. De ce point de vue, on dira, par exemple, que l'image d'une maison ne signifie pas une maison, mais « voici une maison 5 » . Si cette « traduction » intersémiotique, qui fait du plan un énoncé déictique, a le mérite d'écarter toute théorie qui le réduirait à un mot, elle n'est plus assez précise dès lors que l'on s'intéresse à l'image, non plus dans une perspective purement sémiologique, mais plutôt dans le but de contribuer à l'élaboration d'une narratologie cinématographique. En effet, des traits définitoires du langage cinématographique comme « la valeur déictique d'un plan » ou « la quantité indéfinie des informations qu'il est susceptible de véhiculer » ont une portée très différente à partir du 193 François Jost moment où l'on envisage, plus globalement, leurs effets narratifs à l'intérieur d'un film. Une narratologie cinématographique se doit donc de repartir des résultats de la sémiologie pour en tirer les conséquences par rapport au récit. Ainsi, on ne contestera pas que, du point de vue de la signification, l'image possède en propre, indépendamment de tout contexte, une valeur déictique qui renvoie l'iconique au réfèrent, mais cette propriété devient insuffisante pour déterminer le sens diégétique d'un plan à l'intérieur d'un film. Il n'est plus possible alors de se contenter d'une analogie qui permettrait de décrire le plan comme un groupe d'énoncés : il faut aussi savoir quel type d'énoncé pourrait le caractériser. Dirai-je de l'image d'une maison qu'elle signifie « voici une maison » ou, au contraire, devrai-je dire qu'elle équivaut à « voici ma maison » ? Les deux traductions sont loin d'être identiques : dans le premier cas, le plan n'a pas de locuteur déterminable (et on fait l'économie d'une partie du problème de renonciation), dans le second, elle est comme racontée par quelqu'un, à la première personne. La même image renvoie donc à deux attitudes narratives opposées et il faut chercher ailleurs à quel niveau s'élabore la narration filmique. Pour définir le rapport du narrateur à l'histoire qu'il raconte, dit Genette, « la vraie question est de savoir s'il a ou non l'occasion d'employer la première personne pour désigner l'un de ses personnages 6 ». Comment l'image, dans l'impossibilité sémiologique de signifier la personne grammaticale, et privée de critères aussi repérables que ceux de la langue, peut-elle signifier une attitude narrative ? Ce problème ne sera résolu qu'à partir du moment où l'on sera capable d'expliciter en quel sens on peut parler de récit au sujet d'une suite d'images mouvantes et muettes. La démarche paraît hyperbolique : comment mettre en doute que l'image raconte ? Pourtant, à y regarder de plus près, cette évidence, que l'on tenait pour une donnée première, se précise, se nuance, se ramifie, faisant éclater du même coup l'idée d'une narration unitaire subsumable sous un concept unique. Stricto sensu, le récit suppose toujours une transformation. Dans cette mesure, seul le « récit d'événement » mérite vraiment son nom puisqu'il est « transcription du non-verbal en verbal » . En revanche, le « récit de parole », parce qu'il imite un dialogue qui est présumé réel, tend à s'identifier à la réalité au point de faire disparaître l'activité propre de celui qui raconte. « Lorsque Marcel, à la dernière page de Sodome et Gomorrhe, déclare à sa mère : " II faut absolument que j'épouse Albertine ", il n'y a pas, entre l'énoncé présent dans le texte et la phrase censément prononcée par le héros, d'autres différences que celles qui tiennent au passage de l'oral à l'écrit. Le narrateur ne raconte pas la phrase du héros, on peut à peine dire qu'il l'imite : il la recopie, et en ce sens on ne peut parler ici de récit7. » « Récit d'événements », la suite d'images muettes ne connaît pas la distance que suppose le passage du non-verbal au verbal. S'il est possible d'annuler toute distance entre le 194 Narration(s) : en deçà et au-delà filmé et le réel, ce n'est pas seulement parce que l'analogie de l'image avec la réalité occulte les codes techniques (focale, duplication, etc.), c'est aussi parce que l'énoncé iconique manque de critères grammaticaux qui lui permettraient de signifier la différence entre transcription de la réalité et discours sur la réalité (contrairement à la littérature qui distingue, par exemple, discours rapporté et discours transposé) . Dans le cas de l'image de la maison en plan fixe, l'absence de marque grammaticale de la personne provoque une hésitation sur l'acte de désignation lui-même : la « traduction » voici une maison réfère à un objet qui m'est extérieur ; voici ma maison, en revanche, est doublement déictique : en même temps que l'énoncé désigne un objet de la réalité, il renvoie au locuteur. Cette difficulté à désigner le degré de deixis d'un plan a pour conséquence narratologique une confusion possible entre uploads/Litterature/ jost-f-narration-s-en-deca-et-au-dela.pdf

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