117 L’INCONSCIENT ESTHÉTIQUE DE JACQUES RANCIÈRE Solange M. Guénoun Ce petit te

117 L’INCONSCIENT ESTHÉTIQUE DE JACQUES RANCIÈRE Solange M. Guénoun Ce petit texte difficile de Jacques Rancière1, exige une quasi-réforme de l’entendement de son lecteur, en particulier de celui qui, impatient, s’y préci- pite pour retrouver les termes d’un débat vieux de cent ans entre la psycha- nalyse et ses quelques autres, la philosophie, la littérature, l’esthétique. Difficile et inattendu en effet, ce texte, même pour un «familier» de la pensée et de la prose de Rancière, qui a d’abord beaucoup de mal à prendre la mesure de sa nouveauté radicale. Après une série de détours, par l’histoire, la philosophie politique, la critique littéraire, la littérature, l’esthétique, il surgit pourtant comme à sa place, nécessaire et contingent à la fois, sous la forme originelle de deux conférences, en réponse à l’invitation de Didier Comphrout de l’École de psychanalyses de Bruxelles en janvier 2000. Dans cette «rencontre», Rancière est convié en tant que «témoin» extérieur à la psychanalyse, cette science peu «affine» de son esthétique, et dont la forme caricaturale véhiculée par les discours sur le moderne et le postmoderne n’attire que ses sarcasmes. Pourtant, si on a désiré de part et d’autre que cette rencontre eut lieu, c’est qu’on savait que cette « mésentente » était grosse de savoir pour les deux partis, et que ce «litige fictif» serait fruc- tueux, à en juger par les précédents litiges fictifs élaborés par Rancière avec d’autres savoirs et disciplines. Pour que «l’inconscient esthétique», expres- sion qui pointait ici et là dans le discours de Rancière, devienne un concept, devienne une «formule» ranciérienne de l’inconscient, à nulle autre pareille, il a fallu en effet un travail d’élaboration conceptuelle, un creusement persé- vérant dans son champ spécifique qu’est le « régime esthétique », non à l’épreuve, mais à l’interface du concept de l’inconscient selon Freud. Pour comprendre comment la formule de cet inconscient vient à Rancière, il faut en passer par son travail de mise en scène théorique et analyser les deux mouvements de la démonstration qui constitue cet ouvrage, sans doute réminiscences des deux conférences originelles que nous proposons de lire comme des «scènes-fictions». L’effort pédagogique de Rancière va consister d’abord à redessiner le paysage épistémique et conceptuel élaboré antérieu- rement, au service d’une nouvelle démonstration, et donc à reprendre la généalogie de l’esthétique, de Baumgarten, Kant, aux idéalistes post-kantiens, Schelling, les Schlegel et surtout Hegel. Si «l’esthétique» est déjà un terme inapproprié selon Hegel qui ne le reprend que parce qu’il «a reçu droit de PARUTIONS 1. Rancière Jacques, L’Inconscient esthétique, Paris, Galilée, 2001, coll. «La philosophie en effet». cité dans le langage courant2», Rancière fait le chemin inverse et arrache ce terme au langage courant où il s’est abâtardi, pour revenir en amont, à son sens originel de «régime de pensée de l’art». Comme ce lieu où «se constitue une idée spécifique de la pensée» à savoir celui d’une «pensée de ce qui ne pense pas» (p. 14), «un mode inconscient de la pensée» dont les œuvres d’art et la littérature sont le lieu «d’effectivité privilégié» (p. 11). Il en ressort un signifiant nouveau, homonyme de l’« esthétique », qui fait signe chez Rancière d’un nouveau savoir de la «pensée inconsciente», et qui bénéficie, de toute évidence, de l’anticipation rétroactive de la «pensée inconsciente» selon Freud. Comme la «théorie freudienne» va retrouver, en amont, ses conditions de possibilité et son «ancrage» dans la configuration déjà existante de l’esthétique comme «pensée inconsciente» (p. 11). Ce régime esthétique de la pensée de l’art, défini essentiellement à partir des philosophes romantiques-idéalistes allemands, rejoint celui que la «science» des écrivains, français surtout, définissait de son côté, produisant un nouveau paradigme dans la récusation point par point du paradigme antérieur des belles-lettres ou du régime de la représentation. Cette «grande» et «silencieuse» révolution esthétique franco-allemande et philosophico- littéraire, au tournant du XVIIIe et du XIXe siècle, allait anticiper et condi- tionner, selon Rancière, bien des révolutions de la pensée du XIXe siècle, comme la psychanalyse et le marxisme, mais, aussi, bien des révolutions litté- raires du XIXe siècle (Balzac, Flaubert) ou du tournant du XIXe et du XXe siècle (Zola, Mallarmé, Proust). En effet, la révolution esthétique, c’est-à- dire pour Rancière celle de «la pensée de ce qui ne pense pas», de la «pensée inconsciente », fondée sur la logique de l’identité des contraires, est une révolution biphasée, se déployant en deux temps, sur un siècle, et simulta- nément, dans le renversement perpétuel de ses deux termes, ainsi que dans deux champs concourants, la philosophie et la littérature. Tel est donc le paysage épistémique de la révolution esthétique que la première scène-fiction brosse et sur lequel se détache l’avancée conceptuelle majeure de l’ouvrage, celle des deux formes de l’inconscient esthétique. Mais ce tableau n’a de sens que pour les deux drames qui vont s’y jouer, commandés par le théoricien metteur en scène. Dans la première scène- fiction, le sort épistémique de la révolution psychanalytique va être reconsi- déré à l’aune de la révolution esthétique. Dans la seconde scène-fiction, c’est l’avenir même de l’inconscient selon Freud qui semble se jouer, faisant tempo- rairement – et peut-être définitivement – les frais du «freudisme radical», dont Jean-François Lyotard est le nom-index. Ainsi, Rancière, qui enracine la psychanalyse dans son sol originaire, celui romantique-idéaliste allemand de la pensée esthétique, convoque Freud deux fois sur le terrain de son régime «esthétique». Une première fois, pour que Freud défende ses prétentions à l’universalité du schéma œdipien en 118 PARUTIONS 2. Hegel George Wilhelm F., Introduction à l’esthétique, Paris, Aubier-Montaigne, 1964, p. 25. tant que schéma de révélation du «savoir». En effet, Freud englobe illégiti- mement, selon lui, dans la «même affirmation d’universalité, trois choses: une tendance générale du psychisme humain, un matériel fictionnel déterminé et un schéma dramatique posé comme exemplaire. La question se pose alors: qu’est-ce qui permet à Freud d’affirmer cette adéquation et d’en faire le centre de sa démonstration?» (p. 15-16). La deuxième fois, Rancière fait tenir à Freud le rôle d’acteur de son propre drame, en lui fournissant un nouveau script, où on le voit défendre ardemment sa conception de l’in- conscient œdipien et l’herméneutique de l’art qui lui correspond, contre celle inspirée de Schopenhauer et Nietzsche. En trois séquences, le premier acte va mettre ainsi à l’épreuve l’hypo- thèse de Rancière: la révolution esthétique est la condition de possibilité de la révolution psychanalytique. Dans «Le défaut d’un sujet» (p. 17-23), il montre comment l’ordre de la représentation, qui impliquait un certain ordre des rapports entre le «dicible et le visible», et des rapports entre le savoir et l’action, appuyés sur Aristote, faisait de l’Œdipe de Sophocle un sujet impos- sible pour Corneille et Voltaire et exigeait des corrections considérables de l’original. Sujet impossible, non pour le contenu incestueux-parricide, mais à cause de ce fou du savoir qu’est Œdipe et pour la manière dont son secret est dévoilé. Les classiques français se soumettaient, en effet, au modèle aris- totélicien de fiction conçue comme «agencement des actions» qui faisait advenir le savoir selon «l’ingénieuse machinerie de la péripétie et de la recon- naissance» (p. 23). Rancière en déduit, d’une part, l’historicité radicale de la psychanalyse, enracinée dans la révolution esthétique, et donc l’illégitimité des prétentions freudiennes à l’universalité du schéma épistémique œdipien, sans pour autant infirmer ou confirmer l’universalité de la tendance du psychisme humain et son contenu incestueux-parricide. Et d’autre part, il souligne la permanence d’un schéma sophocléen de la maladie du savoir, avec lequel Freud renoue, après Hölderlin, Hegel et Nietzsche, et qui atteste d’un rapport permanent entre pensée et maladie, entre logos et pathos, présent dans les fondations grecques mêmes de la pensée philosophique occidentale. La séquence «La révolution esthétique» (p. 25-32) montre comment celle-ci a philosophiquement soufflé à la révolution psychanalytique son objet (l’Œdipe romantique, ce fou, ce «maniaque» du savoir qui en fait une maladie), sa logique (l’identité des contraires), sa méthode (le déchiffrement des traces-hiéroglyphes et leur rendu, leur réécriture mythologique pour dire le «vrai» de leur réel à jamais enfoui). La séquence «Les deux formes de la parole muette» (p. 33-42) en restitue la généalogie poétique en passant par la figure d’Homère selon Vico et la conception platonicienne de l’écriture, comme lettre muette-bavarde, que Rancière prend à la lettre comme signifiant du régime démocratique critiqué par Platon. Élaborée à partir du mythe de l’invention de l’écriture chez Platon, cette «parole muette» à laquelle Rancière a consacré tout un ouvrage, correspond aux deux manières de penser le 119 L’INCONSCIENT ESTHÉTIQUE DE JACQUES RANCIÈRE rapport entre logos et pathos, qui commandent à leur tour deux formes d’in- conscient esthétique. Si l’écriture, le régime de la lettre bavarde et muette à la fois, dessine «l’espace d’un même domaine, celui de la parole littéraire comme parole du symptôme» (p. 35), cette symptomatologie littéraire donne lieu à deux types de «littérature de l’inconscient», comme à deux conceptions de la « maladie » des individus, des sociétés, et des civilisations. Dans la première, où le logos est immanent au pathos, on a affaire à un inconscient côté Cuvier-Balzac. Le uploads/Litterature/ solange-m-guenoun-l-x27-inconscient-esthetique-de-jacques-ranciere 1 .pdf

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