« ALL EUROPE CONTRIBUTED TO THE MAKING OF KURTZ » : L’EUROPE EN ACCUSATION DANS

« ALL EUROPE CONTRIBUTED TO THE MAKING OF KURTZ » : L’EUROPE EN ACCUSATION DANS AU CŒUR DES TÉNÈBRES DE JOSEPH CONRAD Judith Sarfati Lanter Lextenso | « Revue Droit & Littérature » 2020/1 N° 4 | pages 245 à 257 ISSN 2552-8831 ISBN 9782275074719 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.info/revue-droit-et-litterature-2020-1-page-245.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Lextenso. © Lextenso. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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Powered by TCPDF (www.tcpdf.org) © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) Droit & Littérature - Numéro 4 245 « All Europe contributed to the making of Kurtz » : l’Europe en accusation dans Au cœur des ténèbres de Joseph Conrad Judith Sarfati Lanter Maître de conférences en Littérature comparée Faculté des Lettres, Sorbonne Université On connaît l’importance de Joseph Conrad dans l’histoire littéraire, tant par ses choix esthétiques emblématiques de la rupture moderniste, que par les débats qu’ont sus- cités ses œuvres, notamment au sein des études postcoloniales. Mais la controverse autour d’Au cœur des ténèbres, qui a touché aux enjeux éthiques de la figuration de l’Histoire et des colonisés, a eu tendance à faire passer au second plan les questions d’ordre juridique posées par le texte et qui en réhabilitent pourtant la dimension subversive. Car à partir de la figure centrale de Kurtz, enfant monstrueux de « toute l’Europe », le récit de Conrad dénonce non seulement la voracité coloniale des nations européennes, mais aussi les assises juridiques qui en ont légalisé l’expansion. Dans son poème The Hollow Men (Les Hommes creux, publié en 1925) rédigé après la Première Guerre mondiale, T. S. Eliot évoquait l’effondrement moral et spirituel de l’humanité en faisant référence à Au cœur des ténèbres (Heart of Darkness, 1899) de Joseph Conrad. Kurtz, personnage cen- tral du récit de Conrad, se trouvait ainsi érigé en figure prémonitoire d’un siècle qui allait s’avérer délétère et meurtrier – interprétation symbolique qui lui est longtemps restée attachée, comme en attestent bien des œuvres ayant par la suite fait référence au personnage, comme le Triptych peint par Francis Bacon en 19761 ou Apocalypse now (1979) de Francis Ford Coppola qui transpose l’intrigue en pleine guerre du Vietnam. 1. À ce sujet, voir l’exposition Bacon en toutes lettres, organisée par Didier Ottinger au Centre Pompidou, du 11 septembre 2019 au 20 janvier 2020. © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) Droit & Littérature - Numéro 4 246 Le thème Le récit de Conrad débute et s’achève au bord de la Tamise, sur un navire immobilisé dans l’attente du jusant, et dont l’équipage est contraint d’écouter l’un des marins, Marlow, évo- quer un périple au Congo qui l’a fortement éprouvé. Envoyé en Afrique pour le compte d’une ­ compagnie belge de commerce d’ivoire, il a été mandaté pour retrouver Kurtz, un employé auquel la ­ Compagnie a confié la direction d’un comptoir et dont le silence fait craindre qu’il ne soit tombé malade. Kurtz est en effet un agent zélé et extraordinairement prolifique en ivoire – mais qui, comme le découvrira Marlow, pratique pour cela des méthodes inavouables. « Homme creux » par excellence, dont l’absence de consistance morale a facilité la dérive, Kurtz a cédé à ses instincts cupides et à une hubris meurtrière, se livrant à des razzia et à des sacrifices humains pour asseoir son emprise sur les Indigènes et amasser de l’ivoire en quantité phénoménale. Dans un passage très suggestif, le personnage est aussi explicitement décrit comme étant le produit de toute l’Europe : « Le Kurtz originel avait reçu une partie de son éducation en Angleterre, et – ainsi qu’il eut la bonté de le dire lui-même – ses sentiments penchaient du bon côté. Sa mère était à demi anglaise, son père à demi français. Toute l’Europe avait contribué à produire Kurtz.2 ». Le portrait de Marlow témoigne quant à lui d’un trajet à travers toute l’Europe – à l’instar de celui de Conrad lui-même : il est citoyen britannique, enrôlé dans la Compagnie (belge), où il prend la suite d’un Danois mort mystérieusement durant sa mission. De nombreux éléments invitent donc à lire Au cœur des ténèbres au regard de son contexte européen. Mais ce type de lectures, qui prend au sérieux l’ancrage histo- rique du récit, a longtemps été négligé au profit d’une interprétation qui en mettait en avant la part allégorique et insistait sur un imaginaire lié à la tradition littéraire du fantastique et du gothique. Or, il convient de prendre en compte la dimension référentielle du récit si l’on veut considérer à leur juste mesure la lucidité et l’engagement de Joseph Conrad, qui visent une Europe compromise, en droit et dans les faits, par ses ambitions coloniales. C’est la teneur de cette critique, et les ques- tions d’ordre juridique et idéologique posées à l’Europe par le biais de la fiction, qu’on essaiera ici d’identifier, en rappelant d’abord les raisons pour lesquelles la réception de l’œuvre en a longtemps minoré la dimension éminemment politique. I. Fiction autotélique ou fiction politique ? Alors que dans An Outpost of Progress (Un avant-poste du progrès, 1897), l’autre nouvelle de Conrad se déroulant en Afrique, l’entreprise coloniale se trouvait dénoncée par une ironie toute flauber- tienne – comme l’indiquait d’emblée le titre –, Au cœur des ténèbres campe une atmosphère bien plus inquiétante, faisant du voyage au Congo une découverte du Mal et de la folie, la jungle primitive figurant un monde antédiluvien, propice à l’expression des instincts meurtriers. Kurtz s’est laissé 2. « The original Kurtz had been educated partly in England, and – as he was good enough to say himself – his sympathies were in the right place. His mother was half-English, his father was half-French. All Europe contributed to the making of Kurtz. » Heart of Darkness/Au cœur des ténèbres, trad. Jean Deurbergue, Paris, Gallimard, Folio Bilingue, 1996, pp. 220‑221. Pour les références des cita- tions, cette édition sera ensuite désignée par l’abréviation HD. Le titre choisi en français est celui de la traduction de Jean Deurbergue, dont on peut cependant noter qu’elle restreint la polysémie du titre anglais, Heart of Darkness pouvant être traduit aussi bien par Au cœur des ténèbres, Cœur des ténèbres, ou encore Cœur de ténèbres (titre qui évoquerait plus explicitement le personnage de Kurtz lui-même). © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) © Lextenso | Téléchargé le 05/11/2020 sur www.cairn.info via Université Bordeaux Montaigne (IP: 147.210.116.181) Droit & Littérature - Numéro 4 247 Le thème prendre aux sortilèges du monde sauvage : « Ce monde l’avait pris, aimé, enlacé, s’était insinué dans ses veines, avait consumé sa chair, et scellé son âme à la sienne propre par les cérémonies inimaginables de quelque initiation démoniaque3. » Figure faustienne et fascinante, il demeure aussi, jusqu’au bout, énigmatique : le récit de Marlow, qui devait mener jusqu’au « cœur des ténèbres », se présente en effet comme une quête inaboutie – ce dont le narrateur nous avertit d’emblée, en annonçant que les histoires de Marlow sont toujours « inconclusive4 ». Cet horizon déceptif a nourri tout un pan de la critique qui a insisté sur le caractère impénétrable de l’expé- rience rapportée par Marlow, associée à une langue lacunaire et inadéquate à rendre compte des « ténèbres » – elles-mêmes pensées, selon les commentateurs, à l’aune du mal métaphysique, de la pulsion de mort ou encore du « réel » lacanien5. Dans son article « Connaissance du vide : Cœur des ténèbres » (reproduit dans Poétique de la prose, 19716), Tzvetan Todorov affirme ainsi qu’au cœur du récit résiderait un centre absent, un vide renvoyant à l’échec du désir de connaissance et figurant par là même le point d’origine – le centre vide – à partir duquel s’élaborerait toute fiction. Cette lecture allégorisante et métalittéraire qui voit en Au cœur des ténèbres une allégorie de la fiction en dit peut-être plus long sur le contexte de la critique des années 1970, marqué par un structuralisme concevant le texte comme autotélique et refusant la notion de référence, que sur le récit de Conrad lui-même, tant se trouvent minorés son ancrage historique et la réflexion éthique à laquelle il invite7. Car pour les contemporains de Conrad, la puissance subversive de Au cœur des ténèbres relevait certes uploads/Litterature/ judith-sarfati-sur-coeur-de-tenebres.pdf

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