L'art comme fait social total Collection L'art en bref dirigée par Dominique Ch

L'art comme fait social total Collection L'art en bref dirigée par Dominique Chateau [Publiée avec la participation du Centre de Recherche sur l'Image de l'Université de Paris I Panthéon SorboIllle] À chaque époque, le désir d'art produit non seulement des œuvres qui nous éblouissent ou nous intriguent, mais des discussions qui nous passionnent. L'art en bref veut parti- ciper activement à ce débat sans cesse renouvelé, à l'image de son objet. Appliquée à l'art présent ou passé, orientée vers le singulier ou vers le général, cette collection témoigne d'un besoin d'écriture qui, dilué dans le système-fleuve et engoncé dans l'article de recherche, peut trouver à s'épanouir dans l' ou- verture et la Iiberté de l'essai. À propos de toutes les sortes d'art, elle accueille des textes de recherche aussi bien que des méditations poétiques ou esthétiques et des traductions inédites. Ouvrages parus: Maryvonne Saison, Les Théâtres du réel, Pratiques de la représentation dans le théâtre contemporain Dominique Chateau, L'art comme fait social total Ouvrages à paraître: Jean Suquet, Marcel Duchalnp ou L'Éblouissement de l'éclaboussure Carl Einstein, La Plastique nègre (Negerplastik) Raphaël LelIouche, Espèces d'art, L'Art post-minimal Salvador Rubio Marco, Comprendre en art, L'Esthétique de Witgenstein Catherine Desprats-Péquignot, ROlnan Opalka: une vie en peinture Dominique Chateau, Duchamp et Duchamp @ L'Harmattan, 1998 ISBN: 2-7384-6292-8 Dominique Chateau L'art comme fait social total Éditions L'Harmattan 5-7, rue de l'École-Polytechnique 75005 Paris L 'Harmattan Inc. 55, rue Saint-Jacques Montréal (Qc) - CANi\DA H2Y 1K9 Introduction La plupart des faux problèmes demeurent des pro- blèmes pour ceux qui les dénoncent. On le vérifie, une fois encore, dans le domaine de l'esthétique où les théoriciens qui refoulent la question « Qu'est-ce que l'art?» ne cessent de tourner autour. L'ayant réfoulée, ils ne peuvent y répon- dre ~ mais prétendant la remplacer par une «meilleure» question - «Qu'est-ce que "art" ? », «Quand y a-t-il art? », etc. -, ils s'escriment, en fait, à lui apporter une sorte de réponse par la bande. Je ne vois, pour ma part, aucun avantage à biaiser de la sorte, puisque je ne crains nullement, en posant la question incliminée, de tirer avec elle le wagon que les anglo-saxons lui accrochent systématiquement: celui de l'essentialisme. Le verbe être de la question sur l'art n'appelle, à mes yeux, l'invocation d'aucune essence; il n'appelle rien de plus et rien de moins qu'une théorie de l'effectivité de l'art dans le contexte réel où il se manifeste. Étant donné que l'art présente le caractère général d'un phénomène à « destination sociale» --:- j'emprunte à Proudhon l'expression, non point l'idée qu'elle recouvre, puisqu'il entendait par là l'attitude militante visant à mettre 7 les œuvres au service du progrès de la société 1 -, il semble qu'il faille réserver au point de vue sociologique une place de choix dans l'élaboration de la définition de l'art. Ce statut privilégié de la sociologie a tout simplement rapport au fait que le social est le domaine dans lequel l'art, au même titre, d'ailleurs, que les autres sortes d'activités humaines, trouve sa définition effective. Plus précisément, ce n'est pas à la sociologie qu'il faut ici accorder un privilège, mais au social. Et c'est la rnanière dont l'art prend dans le social - pour inverser une formule de Marcel Mauss 2 - qui m'intéresse, avant la question épistémologique que pose le point de vue de la sociologie en tant que discipline, et bien que certaines de ses prétentions obligent à en débattre chemin faisant... S'agissant de définir l'art en tant que social, il convient d'abord de savoir ce que l' on met sous r idée d'art. J' y mets le sens moderne du mot: non plus celui d' ars, soit le métier, le savoir-faire, qui domina jusqu'au début du XIxe siècle, mais celui qui émergea à ce n10ment lorsqu'une classe d'in- dividus concentrée sur la pratique de l' œuvre d'art imposa sa place et son autonomie dans la société. Le sens moderne de l'art renvoie aux artistes, c'est-à-dire, suivant Baudelaire, « des hommes qui se sont voués à l'expression de l'art» 3. Il ne faut pas s'offusquer du caractère tautologique de cette proposition: la notion d'art renvoie à l'instauration dans le social d'un domaine de compétence dont les arti ste s exemplifient les caractéristiques propres; et la résistance de 1. Du principe de l'art et de sa destination sociale, Paris, Garnier Frères, 1865. 2. À propos du « fait social total », qui aide à saisir la sorte de « mo- ment fugitif où la société prend», comme on verra plus loin. Cf. « Essai sur le don », L'Année sociologique, seconde série, 1923-1924, tome I, repris dans Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, Paris, Presses Uni versitaires de France, Coll. «Sociologie d' aujourd' hui », 1950, p. 275. 3. Charles Baudelaire, « Salon de 1859 », Écrits sur l'art, tome II, éd. d'Yves Rorenne, Le livre de poche, Éditions Gallimard et Libairie Générale Française, 1971, p. 36. 8 ce domaine est inséparable de l'intensité avec laquelle ils en incorporent les valeurs. Art maintient dans une tension cons- tante l'objectivité de son extériorisation et la subjectivité de son intériorisation. Deux grandes théories, rune explicitement, celle du champ social de Pierre Bourdieu, l'autre implicitement, celle du fait social total de Marcel Mauss, prennent en consi- dération à la fois l'instance objective qui détermine le fait artistique comme social et l'instance subjective qui en rend possible la manifestation dans et par les individus qui par- ticipent de son objectivité. Mais les deux approches diffè- rent sensiblement quant à la manière dont elles envisagent la balance entre l'objectif et le subjectif. Pour Bourdieu, l'objectif domine le subjectif - ou, si l'on veut bien renverser une formule typiquement hégélienne, le subjectif est encore, à ses yeux, un besoin de l'objectif. Pour Mauss, qui ne plaide pas vraiment la cause adverse, les deux instances sont en équilibre dans la mesure où elles concernent deux plans de réalité à la fois différents et complémentaires, à la fois sépa- rés et solidaires. Là réside, à mes yeux, la supériorité de son modèle. Et la balance qu'il propose non seulement permet d'expliquer élégamment le phénomène artistique, mais encore semble particulièrement adaptée à sa spécificité. En quête d'un modèle capable en même temps d'expliquer et de respecter son objet, c'est-à-dire de contribuer à la compréhension de ce que l'exercice de l'art ne saurait dire de lui-même, mais qui ne peut se comprendre vraiment que dans l'exercice de l'art, je me suis arrêté au fait social total avec le sentiment de vif plaisir que peut ressentir, à l'instant de la découverte, celui qui sait ce qu'il cherche sans être sûr de pouvoir le trouver. Naturellement, ce sentiment perdrait toute efficience si aucun de mes lecteurs ne devait jamais l'éprouver... 9 Je ne suis pas sociologue. Que suis-je, d'ailleurs? Philosophe peut-être - mais est-ce un titre ou une manière d'être? Par ailleurs, je défends une idée de la philosophie qui à la fois respecte la positivité des résultats «scientifi- ques» et revendique la prérogative de les fédérer: ce qu'Habermas appelle l'épistémologie critique. Je commen- cerai donc par énoncer les conditions de la définition de l'art dans un cadre philosophique où, d'emblée, il est fait appel à la collaboration scientifique (et principalement socio- logique). J'examinerai ensuite les propositions de Pierre Bourdieu, sa féconde notion de champ artistique et son ambition (problématique) de fonder sur elle une science de l' art. Je disserterai finalement autour du fait social total... 10 Chapitre premier Définir l'art Quand on cherche à définir l'art que cherche-t-on à définir? La question serait digne de La Palice, n'était l'inca- pacité chronique des théoriciens à s'entendre justement sur ce que vise la définition de l'art: le mot lui-même, son sens, le langage des œuvres, le monde de l'art, etc. Pour certains, cette perpétuelle dispute n'a d'autre raison que la résistance de son objet à se laisser emprisonner dans une définition. Devant cette apparente indétermination, et cet accommode- ment à toutes les sauces de la réalité, il semblerait que l'espoir d'une réunion de la multitude sous l'un, selon le fameux slogan platonicien, n'ait pas plus de chance de marcher que la voiture à eau (quoique...). Le renoncement wittgensteinien à la définition générale conforte cette opinion 1. On s'est appuyé sur lui pour mettre en doute la définissabilité de l'art et, par exemple, pour classer ce mot dans la catégorie des concepts ouverts qui, à la différence des concepts fermés (mathématiques), ne sauraient être saturés par quelque condition nécessaire et suffisante. Morris Weitz relie ce confinement de l'art dans la catégorie 1. Sur ce qui suit (les références convoquées), cf. mon livre La Question de la question de l'art, Paris, Presses Universitaires de Vincennes, 1994. des concepts ouverts, toujours changeants, jamais clos, à r impossibilité de répondre à la question «Qu'est-ce que l'art? ». Goodman, bien qu'il rejette également cette ques- tion, dite de la nature de l'art, objecte à juste titre que le caractère ouvert des concepts décrit leur statut préscien- tifique, tandis que le rôle de la science ou de la philosophie est uploads/Litterature/ l-x27-art-comme-fait-social-total-dominique-chateau.pdf

  • 35
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager