L’ETHNOPSYCHIATRIE ET SES RÉSEAUX L’influence qui grandit* Didier Fassin paru d
L’ETHNOPSYCHIATRIE ET SES RÉSEAUX L’influence qui grandit* Didier Fassin paru dans Genèses. Histoire et sciences sociales, 1999, 35, p. 146-171 « C’est une des vertus de l’analyse en termes de réseaux socio-techniques que d’attirer l’attention de l’observateur sur tout ce qui semble extérieur à la science et sans laquelle elle n'existerait pourtant pas ». Michel Callon, « Introduction », in La science et ses réseaux, La Découverte, Paris, 1989, p.24 « Ethnopsychiatry lasted from about 1900 to 1960, disappearing as the social conditions upon which it rested were destroyed », note Jock McCulloch (1995) au début de son important ouvrage Colonial Psychiatry and the ‘African Mind’. Et il précise : « Tout au long de la période coloniale, le terme ethnopsychiatrie fut employé à la fois par des praticiens et leurs critiques pour décrire l’étude de la psychologie et des comportements des peuples africains. Cette discipline occupait une petite et inconfortable niche entre la psychiatrie et l’anthropologie. Mais à la différence de ces deux spécialisations, l’ethnopsychiatrie n’obtint jamais le statut de science dominante. Au milieu des années soixante, elle fut supplantée par une psychiatrie transculturelle plus large qui prenait acte du changement intervenu dans sa clientèle, passée de sujets coloniaux à des travailleurs immigrés et des minorités ethniques en Europe même, et que sous-tendait un désir des psychiatres de se distancier de la propre histoire de leur discipline ». Discipline coloniale née de l’étonnement d’Européens médecins (John Colin Carothers n’est pas psychiatre) et ethnologues (le premier métier d’Octave Mannoni) devant la « psychologie de l’Africain » (Carothers 1954) et « le comportement des indigènes » (Mannoni 1950), l’ethnopsychiatrie se serait donc éteinte avec la colonisation. A cet égard, la dénonciation que fait Frantz Fannon (1952) des fondements idéologiques et politiques de cette ethnopsychiatrie du colonisé en serait la condamnation définitive. Ce constat historique semble aujourd’hui trouver un démenti, en France, avec le retour en force d’un discours savant et d’un exercice clinique se réclamant de cette discipline. Les publications se multiplient et les médias se passionnent, des consultations * A propos des ouvrages suivants (les appels dans le texte seront faits par des initiales notées ici entre parenthèses) : T. Nathan, Fier de n’avoir ni pays, ni amis, quelle sottise c’était, La pensée sauvage, 1993 (FA) ; T. Nathan, L’influence qui guérit, Paris, Odile Jacob, 1994 (IG) ; I. Stengers, « Le Grand Partage », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1994, 27, pp. 7-19 (GP) ; B. Latour, « Note sur certains objets chevelus », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1994, 27, 21-36 (NO) ; T. Nathan, « La haine. Réflexions ethnopsychanalytiques sur l’appartenance culturelle », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1995, 28, pp. 7- 17 (LA) ; I. Stengers et T. Nathan, Médecins et sorciers, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1995 (MS) ; T. Nathan et L. Hounkpatin, La parole de la forêt initiale, Paris, Odile Jacob, 1996 (PF) ; T. Nathan, « Devereux, un hébreu anarchiste », Préface à l’édition française de G. Devereux, Ethnopsychiatrie des Indiens Mohaves, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1996, p. 11-18 (DH) ; T. Nathan, « Etre juif ? », Nouvelle Revue d’Ethnopsychiatrie, 1996, 31, 7-12 (EJ) ; B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1996 (PR) ; P. Pichot et T. Nathan, Quel avenir pour la psychiatrie et la psychothérapie ? Le Plessis-Robinson, Synthélabo, coll. « Les empêcheurs de penser en rond », 1998 (QA). Je remercie, pour leurs remarques sur une première version de ce texte, Anne-Claire Defossez, Eric Fassin et Richard Rechtman. 1 éclosent et des enseignements se créent, des polémiques se développent et des intellectuels se mobilisent. Cette success story de l’ethnopsychatrie se noue autour d’un psychologue, Tobie Nathan, le plus actif et le plus prolifique de ses promoteurs, relayés par quelques-uns de ses disciples, demeurés des fidèles ou devenus des émules. Elle a sa scène principale, le Centre Devereux à l’Université Paris VIII de Saint-Denis qui, depuis une dizaine d’années, a succédé au Centre hospitalo-universitaire de Bobigny (1979-1983) et au Centre de Protection maternelle et infantile de Villetaneuse (1983-1988), mais l’essaimage des dispositifs s’est aussi fait au gré des volontés d’indépendance des élèves (Marie-Rose Moro à l’hôpital Avicenne, Moussa Maman dans l’association URACA). Le propos qui sous-tend cette renaissance est simple : la société française est devenue multiculturelle ; les immigrés et leurs descendants souffrent de troubles mentaux ou, tout simplement, présentent des écarts de comportement, liés à leur culture d’origine ; or, les institutions de médecine et de psychiatrie ne savent pas faire face à ces nouvelles pathologies, tout comme les institutions sociales et juridiques se révèlent désarmées devant ces déviances insolites ; c’est en fait à travers une pratique radicalement différente et culturellement instruite que ces patients peuvent être compris et guéris ou jugés ; seule l’ethnopsychiatrie est en mesure de proposer cette pratique et de la théoriser. Le syllogisme s’avère efficace si l’on en croit les patients qui affluent, les étudiants qui se pressent, les médecins qui demandent des conseils, les juges qui sollicitent des expertises, les collectivités territoriales qui font appel à ses services. La compétence de l’ethnopsychiatre paraît ainsi devenue indispensable pour tout ce qui touche à l’immigration et même, au-delà, tout ce qui concerne les différences socialement construites comme culturelles, y compris chez des patients non immigrés mais d’origine étrangère. Trop promptement enterrée, l’ethnopsychiatrie est donc bien vivante. Avait-elle toutefois vraiment disparu ? En fait, l’annonce de sa mort était, pour reprendre un mot d’humoriste, très exagérée, tout au moins dans le contexte français. Les travaux de l'Ecole de Fann à Dakar avec Henri Collomb (1965), András Zempléni (1968) et les Ortigues (1966), avaient assuré dans les années soixante et soixante-dix, sous la bannière de l’ethnopsychiatrie, la permanence en même temps que le renouvellement d’une pensée et d’une pratique s’efforçant d’appréhender les différences culturelles dans les modes d’expression et de prise en charge de la maladie mentale : la fin de l’ethnopsychiatrie coloniale n’avait, par conséquent, pas sonné le glas de la réflexion et de l’intervention ethnopsychiatriques sur des terrains désormais politiquement indépendants, mais toujours exotiques. Parallèlement, les travaux de Roger Bastide (1965) et de Georges Devereux (1970), puisant dans des référentiels théoriques distincts, en particulier celui du culturalisme américain dont ils se démarquaient toutefois nettement, se revendiquaient eux aussi d’une ethnopsychiatrie explorant les liens entre culture et psychisme au sein de sociétés ethniquement différenciées : cette exploration se voulait cependant avant tout exercice scientifique, contribution à une « sociologie des maladies mentales » pour l’un, fondation d’une « ethnopsychanalyse complémentariste » pour l’autre, plutôt que pratique clinique. L’histoire de l’ethnopsychiatrie, qui reste dans une très large mesure à écrire, exprime ainsi la diversité de la discipline, de ses traditions intellectuelles, de ses activités concrètes, de ses inscriptions historiques – diversité que masque le recours au même intitulé disciplinaire1 –, mais elle en révèle aussi les continuités et les convergences au-delà des 1 Encore que, derrière cette homogénéité apparente, se cache une véritable lutte pour les qualifications. Si « ethnopsychiatrie » est généralement fédérateur, il suscite des critiques de deux ordres. D’une part, la référence à la psychiatrie, dans l’intitulé, peut laisser supposer que ses praticiens sont des médecins, ce qui n’est pas toujours le cas (ni Georges Devereux, ni Tobie Nathan ne le sont). D’autre part, et sur un plan plus politique, les prises de position des ethnopsychiatres, tant des colonies que des banlieues, amènent certains à se démarquer (« psychiatrie transculturelle » s’est ainsi imposé aux Etats-Unis et fait aujourd’hui son apparition en France). L’instabilité des termes – ethnopsychiatrie, ethnopsychologie, ethnopsychanalyse, 2 vicissitudes de l’histoire des sociétés contemporaines. La fin de la période coloniale n’en signe pas l’acte de décès et il existe bien une ethnopsychiatrie post-coloniale qui, par bien des aspects, se démarque du lourd héritage colonial. Si, pourtant, la période actuelle semble inscrire, dans cette histoire, une profonde rupture, avec notamment l’œuvre de Tobie Nathan, c’est probablement pour deux raisons principales : d’une part, la prétendue radicalité du propos, qui veut faire table rase de tous les discours savants qui l’ont précédé et jeter des bases épistémologiques totalement inédites non seulement pour la psychopathologie, mais aussi plus largement pour les sciences de l’homme ; d’autre part, sa réception dans l’espace public, où il tend à s’imposer comme référentiel dominant de l’action dans le champ socio-sanitaire pour ce qui touche à l’immigration et aux minorités. Là où ses prédécesseurs avaient tenté de maintenir un dialogue et une intelligence avec l’anthropologie, d’un côté, et la psychiatrie, de l’autre, Roger Bastide faisant de l’ethnopsychiatrie une « ethnologie des maladies mentales » qui est l’une des trois « sciences » composant la « psychiatrie sociale » et Georges Devereux plaidant pour une « science interdisciplinaire » qui se devait de « considérer conjointement les concepts clés et les problèmes de base de l’ethnologie et de la psychiatrie », l’auteur du Manifeste pour une psychopathologie scientifique rompt tous les uploads/Litterature/ l-x27-ethnopsychiatrie-et-ses-reseaux-l-x27-influence-qui-grandit.pdf
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- Publié le Oct 28, 2021
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