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- ALBERT MEMMI ɹ 3 0 L'HOMME DOMINÉ le noir - le colonisé - le prolétaire le juif - la femme - le domestique le racisme 223 PETITE BIBLlOTH$QUE PAYOT 106, Boulevard Saint-Germain, Paris (6e) - Cet o\lvraOe a été précédemment p\lbJiP aux ndilions Gallimard. Tous droits de reproduction, de traduction et d'adaptation réservés. © Éditions Gallimard, 1968. Couverture de Lucie MARTIONY. «J'ai considéré el/suite toutes [es oppres­ sions qui se commellent sous le soleil . .. » Ecc lésiaste. «Les pauvres sont les lIègres de l'Eu- rope. » Chamfort. « Les femmes SOllt [es prolétaires de l'homme. » Marx. « Je pel/se a/l problème africain : seul /III Juif peut ell comprendre toute la pro­ fOlldeur. ώ Th. Herzl. Etc. -,2. -. --˒ ™.::'š:.' :'J{; . . '.-.˓ "·<·.C·· ! .;;:,. .. :' ϐ·c:;·. :... ..--L • . :·1 . ό1··ύ : ESQUISSES POUR UN PORTRAIT DE L'HOl\IME DOMINÉ Je m'étais promis de ne pas entreprendre un portrait général de l'opprimé avant d'avoir interrogé la Plupart des opp rimés contemporains " et nul doute qu'il ne reste beaucoup de monde à écouter. Il ne s'agit donc ici que d' fine première tentative, sur laquelle il me f audra revenir. Ces diverses études sont des gammes pour ce grand livre SM l'oppression, que j'annonce sans cesse, que je n'achèverai peut-être jamais, mais vers lequel j'avance tous les jours tm peu. l'ai pensé toute fois que ce rapprochement d'exPériences diverses pouvait suggérer dé jà, par-delà la sPécificité de chacune, un premier portrait en pointillé de l' homme dominé de notre éPoque. D'ailleurs, si tOtlS les textes de ce recueil sont datés, ils ont tous été écrits dans une même intention,' contribuer, par une esquisse partielle, à l'édification de ce futur por­ trait en pleine pdte. Chemin faisant, le lecteur découvrira en outre quelques­ uns des outils, concepts et hypothèses, qui m'ont servi pour telle ou telle figure partimlière " ainsi le contre-mythe chez le Noir américain, le re fflS de soi chez la f emme, ou la notion de carence à propos du colonisé. Qu'on ne s'étonne pas enfin de me voir consacrer une 7 . ---ˑ ... - _ . . _- .-. '- teUe place atl racisme, dans ttn recueil constrttit sur les di ff érentes figures de l'opprimé : le racisme est, m'a-t-il semblé, le symbole et le résumé de toute oppres­ sion. 8 ..... -- LE NOIR;:;;''''' 'WI;j/lf - 1 LES CHEMINS DE LA REVOLTE Un jour, la télévision de Boston Invita trois leaders noirs fameux à venir s'expliquer sur le sens de la révolte noire. Chacun d'eux donna sa propre interprétation et proposa sa solution, de l'une des crises les plus effrayantes qui menacent les États-Unis d'Amérique 1. Je ne sais dans quel ordre ils se présentèrent effectivement au studio d'enregistrement; il est remarquable cependant que le meneur de jeu, puis l'éditeur, aient cru bon de nous livrer leurs textes dans cet ordre: J. Baldwin, Malcolm X, Luther King. Cette présentation a également un sens, surtout par sa conclusion : visiblement, King a la faveur de la télévision américaine, qui souhaite le triomphe de ses thèses ; la déférence du journaliste, son ironie au contraire envers Malcolm X, le prouverait déjà amplement. Or, cet ordre est objectivement faux. L'Histoire nous l'a maintenant largement et durement enseigné : il existe un r ythme de la révolte: et c'est celui-ci: King, ou Baldwin, mais sûrement après, Malcolm X. De ces trois hommes, je n'en ai approché qu'un seul, Baldwin, mais je n'ai pas besoin d'effort pour imaginer les autres : la colonisation m'a fait counaître chacun de ces types d'opprimés à des milliers d'exemplaires. King est le modéré, sachant rassurer ses adversaires, faire patienter ses troupes, et se trouver des alliés; en somme, II homme politique déjà, et futur ministre peut-être, celui à qui l'on confiera le premier poste dirigeant, et qui n'y restera probablement pas, car son ministère sera de tran­ sition. Baldwin est l'intellectuel, émotif et sincèce, c'est-à-dire déchiré, intelligent et passionné, qui comprend tout et pardonne beaucoup, qui a des amis dans le camp adverse, qui ne pourra pas, lui, abandonner ses amitiés, ses amours, mais qui sait que ses amitiés, ses amours sont déjà con­ damnées et impossibles. Car il a compris aussi que les modérés ont déjà tort, que la modération et la compré­ hension sont déjà dépassées, submergées, par la violence qui monte et s'organise épouvantablement dans les deux camps 1. Or, la violence, c'est Malcolm X; avec lui, c'est fini : Malcolm ne comprend plus et ne veut plus comprendre personne. Il n'a pas d'amis de l'autre bord et peut-être n'en a-t-il jamais eus; en tout cas, il se refuserait à en avoir, car, pour lui, le combat a commencé, qui prime tout, et on ne pactise pas avec l'ennemi. L'homme de la violence accuse, condamne, exclut même davantage parmi les siens, car un Noir qui ne lutte pas de toutes ses forces est pire qu'un adversaire, c'est un traître; c'est-à-dire un être nocif et vil, plus dangereux que l'ennemi extérieur, car il est sournois et trompeur. Entre Malcolm et King, l'opposition semble absolue, la distance infranchissable, par l'un comme par l'autre. :Manifestement, King pré­ fère éviter de parler de Malcolm X; sa patience et son amour des hommes risqueraient de l'abandonner. Mal­ colm ne mâche pas ses mots : « King est la meilleure arme que les Blancs aient jamais eue . .. 1) Et pourtant, King, Baldwin, Malcolm X ne sont pas trois solutions historiques possibles au problème noir, entre lesquelles les Américains pourraient choisir. Il n'existe pas plusieurs visages d'opprimés; l'un, conciliant, et de bonne compagnie; l'autre, esthète, prêt au dialogue malgré tout, et qui espère encore avidement convaincre; 12 le troisième, désespéré, qui ne croit plus qu'au combat. Il n'y en a qu'un seul, qui bouge, qui se transforme lente­ ment, de l'étonnement douloureux et encore plein d'es­ poir, à la haine et à la violence, aux envies de meurtre et de destruction. King, Baldwin et Malcolm X jalonnent le même et implacable itinéraire de la révolte, dont il est rare que le ressort, une fois lâché, ne se détende pas jusqu'au bout. Assurément, la figure de King est la plus noble, comme on dit, la moins inquiétante : « Aimez vos oppresseurs comme vous-mêmes, dit-il, ou presque. Il Et encore ajoute-t-il ce presque, parce que cet amour contre-nature scandalise ses propres troupes. Il faut lire ses délicats distinguos sur les différentes sortes d'amour. Ce n'est pas seulement ingénieux et subtil; cela correspond, je crois, à une vérité profonde chez tout opprimé : l'opprimé n'a pas que du ressentiment, d'abord, envers son oppres­ seur. Il l'admire, et l'aimerait, enefIet, d'une sorte d'amour, s'il le pouvait. Du point de vue de l'hygiène mentale, c'est peut-être plus sain, plus reposant pour tout le monde, l'opprimé y compris. King propose en somme une espèce de yoga collectif, une leçon de relaxation et de maîtrise de soi, qui n'est pas dénuée de séduction. Apprendre à rester calme, à se décontracter intérieurement, même devant l'insulte et même sous les coups, demande un courage certain. Et King n'en manque assurément pas : quatorze fois en prison, et toujours prêt à recommencer ses manifestations non-violentes, qui se terminent rarement sans quelques violences contre les seuls Noirs. Seulement, dit Baldwin, seulement on n'écoute déjà plus cet homme admirable; ni les Noirs ni les Blancs. Si King conserve quelque autorité morale dans le Sud, il n'en a plus aucune dans le Nord. King a certainement évité à l'Amérique bien des effusions de sang; ce qui lui a valu légitimement le prix Nobel de la paix. Il a certaine- ment beaucoup fait pour maintenir l'unité de la nation américaine; mais faut-il encore continuer à tenir à cette unité? or s'agit-il bien de cela désormais pour le Noir amé­ ricain? L'amour de l'adversaire, affirme King, l'absence de riposte, sont bien plus efficaces que la haine et la vio­ lence révolutionnaires. Est-ce bien sûr à un certain degré de l'oppression? On sait combien le souvenir de Gandhi continue à hanter les imaginations; on comprend qu'un chef révolutionnaire soit tenté, à un moment donné, par cette opération apparemment si économique : une révo­ lution sans violence. Mais entre King et Gandhi, la diff é­ rence est capitale : les Hindous étaient innombrables, face à une poignée d'Anglais; les Noirs sont 20 millions, au milieu de 200 millions de Blancs pour le moins com­ plices de leur misère. Il suffi sait aux Hindous de s'allon­ ger pour couvrir la surface de la terre, pour noyer leurs oppresseurs dans une marée humaine. Les locomotives, nous a-t-on raconté, finissaient par s'arrêter, paralysées par les corps des hommes qui se couchaient sur la voie. Les Noirs sont à un contre dix, plus les chiens: ils appar­ tiennent à ce type d'opprimé, le plus fragile, dont le malheur est aggravé par la solitude du minoritaire. La preuve? Les paisibles manifestations organisées par King ne réussissaient à peu près que là où les Noirs étaient tout uploads/Litterature/ l-x27-homme-domine.pdf

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