Héraclite : le temps est un enfant qui joue Publié avec le soutien du Conseil E

Héraclite : le temps est un enfant qui joue Publié avec le soutien du Conseil Européen de la Recherche (ERC) dans le cadre du projet ERC advanced Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity basé à l’Université de Fribourg — programme de recherche et d’innovation de l’Union Européenne Horizon 2020 (contrat de financement no 741520). Site du projet : <locusludi.ch>. Couverture : © Dessin de Zoé Calzolari, avec la collaboration technique de Maena Gaussen UNICOM, UNIL. Dépôt légal D/2020/12.839/31 ISBN 978-2-87562-262-4 © Copyright Presses Universitaires de Liège Place du 20 août, 7 B–4000 Liège (Belgique) http://www.presses.uliege.be Tous droits de traduction et de reproduction réservés pour tous pays. Imprimé en Belgique Collection Jeu / Play / Spiel 1 Héraclite : le temps est un enfant qui joue David Bouvier, Véronique Dasen (éds) Presses Universitaires de Liège 2020 Introduction David Bouvier Université de Lausanne Véronique Dasen Université de Fribourg/ ERC Locus Ludi Dans le cadre du projet ERC Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity 1, une réflexion collective s’imposait sur l’énigmatique fragment d’Héraclite : « Le temps est un enfant qui joue : la royauté de l’enfant. » Cette phrase à la fois si brève et si dense est riche de sens qui semblent se multiplier à chaque nouvelle relecture. D’une seule phrase, composée de huit mots seulement, voilà que quatorze contributions, concertées et discutées en table ronde, ne suffisent pas à épuiser les interprétations possibles. Pire — ou mieux — les thèses proposées, loin d’aller vers un consensus, révèlent le jeu presque infini de la polysémie des mots et nourrissent le soupçon qu’Héraclite savait à l’avance que les herméneutes n’en finiraient pas de le lire et de le relire, en jouant avec sa syntaxe, en repensant la ponctuation possible, en pariant sur le sens et l’arrangement des mots 2. Héraclite a sa langue à lui qui déconcerte l’interprète. L’analyse grammaticale semble facile, mais la traduction ne l’est pas. Regardons les premiers mots du fr. 52 D.-K. : αἰὼν παῖς ἐστι 3. La structure est simple : un sujet, un attribut et le verbe être, mais voilà 1. L’ouvrage a été réalisé dans le cadre du projet financé par le Conseil Européen de la Recherche (ERC) Locus Ludi. The Cultural Fabric of Play and Games in Classical Antiquity dirigé par Véronique Dasen à l’université de Fribourg pour une durée de cinq ans (2017-2022) (pro­ gramme de recherche et d’innovation de l’Union Européenne Horizon 2020, contrat de finan­ ce­ ment no 741520). Site du projet: <locusludi.ch>. Nous remercions Élodie Bauer pour sa pré­ cieuse aide éditoriale, Ombretta Cesca et Vasiliki Kondylaki pour la composition des index. 2. Bollack et Wismann (1972), p. 26, notent ainsi que plus la phrase d’Héraclite « est articulée et agen­ cée, plus la syntaxe est travaillée, plus elle est “obscure” ». 3. Malgré la récente parution de l’édition de Laks et Most (2016b), et dans sa traduction française (2016a), désormais appelée à devenir l’édition de référence, la plupart des auteurs de ce volume ont continué d’adopter, pour les fragments des penseurs présocratiques et d’Héraclite, la numéro­ tation de l’édition Diels-Kranz qui reste à ce jour la plus citée. Dans notre tentative d’unifier la présentation, nous avons choisi de citer les fragments D.-K. en omettant l’indication 6 Introduction que l’absence d’un déterminant empêche de savoir, à coup sûr, lequel des deux substan­ tifs est sujet, lequel est attribut. Le mot est ici comme un pion qui peut glisser sur une position ou sur l’autre : « la vie est un enfant » ou « l’enfant est une vie » ; la grammaire admet les deux formulations. Pour trancher, il faut miser sur le sens supposé et sur le jeu des sonorités. Comment donc présenter ce fragment qui peut prendre plusieurs formes. Le citer en grec ancien d’abord ? La chose paraît simple a priori. Comme le rappelle, dans ce volume, Francesco Massa, le fragment ne nous est transmis, dans sa forme com­ plète, que par un seul témoin : un traité anti-hérétique chrétien, l’Elenchos ou Réfutation de toutes les hérésies, attribué, sans aucune certitude, à Hippolyte et rédigé au début du iiie siècle de notre ère : αἰὼν παῖς ἐστι παίζων πεσσεύων· παιδὸς ἡ βασιληίη. Mais déjà se posent au moins deux questions. Faut-il accepter cette ponctua­ tion ? Magali Année revient plus avant dans ce livre sur cette question pour en faire un point de départ de sa lecture. Faut-il, comme le suggère Serge N. Mouraviev, penser que le Pseudo-Hippolyte avait écrit les mots παῖς (« enfant ») et παιδὸς (« de l’enfant ») avec des majuscules 4 ? Dans le texte du traité, qui dénonce l’hérésie de l’uni­ cité absolue de Dieu 5, le pseudo-Hippolyte reconnaît dans le παῖς d’Héraclite le fils de Dieu qui, assimilé à l’αἰὼν (« temps, durée de vie »), ne ferait qu’un avec son père : lecture qui comprend αἰών comme la contraction de ὁ ἀεὶ ὤν (« celui est toujours ») 6. C’est bien à un Παῖς (« Enfant ») inclus dans Dieu que l’auteur de l’Elenchos pense, et il pouvait mettre une majuscule là où Héraclite ignorait encore la différence des capitales et des minuscules. Pour retrouver le grec d’Héraclite, il fau­ drait pouvoir repérer ce que le citateur a pu ajouter ou modifier pour adapter la citation à sa démonstration et nous faire accroire, comme il l’expli­ cite, que cet enfant qui joue est l’éternité 7. super­ flue du numéro ajouté aux noms des penseurs, en maintenant la lettre « A » pour les testimonia, mais en omettant la lettre « B » pour les fragments proprement dits. Notre index des sources antiques distingue cependant les fr. A et B et indique la correspondance attendue avec l’édition Laks et Most. Les auteurs de ce volume ont également recouru, pour discuter l’éta­ blis­ sement du texte ou les traductions, aux éditions plus récentes de Bollack et Wismann (1972), Marcovich (1978), Conche (1986), Pradeau (2002), Mouraviev (2003-2011), Graham (2010) et Fronterotta (2013).Voir aussi infra la notice sur Héraclite et les éditions de ses fragments. 4. Mouraviev (2000). Nous tenons à remercier ici Serge N. Mouraviev pour la documentation qu’il nous a fait parvenir sur ce fragment. 5. Cf. F. Massa dans ce volume. 6. Étymologie plaisante, mais qui exploite correctement le lien étymologique entre αἰών et l’adverbe ἀεί. Voir Benveniste (1937). 7. Voir Mouraviev (2000), p. 535, qui édite le texte ainsi : ὅτι δέ ἐστι Παῖς < ὁ Αἰὼν >, τὸ πᾶν καὶ δι’ αἰῶνος αἰώνιος Βασιλεὺς τῶν ὅλων, et traduit : « Et que < l’Éternité > est Enfant, entièrement et pour l’éternité Roi éternel de l’univers », tandis que Massa, infra, traduit : « Que le tout est un enfant et qu’il est roi éternel de l’univers pour l’éternité. » Introduction 7 Reconnaissons, cependant, que c’est moins l’établissement du texte que sa tra­ duc­ tion, c’est-à-dire sa compréhension et donc son interprétation, qui fait pro­ blème. Énumérons, sans être exhaustif et dans un ordre aléatoire, les solutions pro­ posées ou citées dans ce volume, quelques autres également pour compléter l’échan­ tillon des possibilités : – – A lifetime (aiôn) is a child playing, playing checkers: the kingship belongs to a child 8. – – La vie dans sa durée (aiôn) est un enfant qui joue, poussant des pions : la royauté est celle d’un enfant 9. – – Le temps de la vie humaine est un enfant qui joue en avançant ses pions : à un enfant appartient le pouvoir souverain 10. – – Le temps est un enfant qui joue, en déplaçant des pions ; la royauté appartient à un enfant 11. – – Une force vitale, qui n’est que l’enfant d’un enfant sur-jouant à avancer des pions, voilà ce qu’est le pouvoir royal 12 ! – – Toute votre existence, est-elle donc celle d’un enfant qui joue, qui joue aux pions ? Quel coup de maître dans cette bataille ! Quelle toute-puissance que celle d’un enfant 13 ! – – Die Zeit ist ein Knabe, der spielt, hin und her die Brettsteine setzt : Knaben­ regiment 14 ! – – Die Zeit ist ein Kind, — ein Kind beim Brettspiel ; ein Kind sitzt auf dem Throne 15. – – Le temps est un enfant qui pousse des pions : royauté d’un enfant 16. – – The course of the world is a playing child, moving pieces on a board—a king’s power belongs to the child 17. – – Le temps est un enfant qui joue en déplaçant les pions. La royauté d’un enfant 18. – – Le temps est un enfant qui joue au trictrac : royauté d’un enfant 19. 8. Laks et Most (2016a), III, p. 175 (= D 76). 9. Laks et Most (2016), p. 281 (= D 76). 10. Cf. F. Fronterotta dans ce volume. 11. Cf. F. Massa et A. Macé dans ce volume. 12. Cf. M. Année dans ce volume. 13. Cf. P. Destrée dans ce volume. 14. Traduction uploads/Litterature/ heraclite-le-temps-est-un-enfant-qui-jou.pdf

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