56 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002 L ’ œ u v re d’art ne saurait être «

56 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002 L ’ œ u v re d’art ne saurait être « d é g o û t a n t [ e ] », puisqu’elle d é - n a t u re ou réinvente la réalité (tout particulièrement lorsqu’elle est destinée à la scène), quand bien même elle entendrait témoigner de « ce qui est dégoûtant ». Car il ne s’agit pas, comme l’écrit Bru n o Tackels, de « raconter directement, journalistiquement, l’horreur du pré- sent » au théâtre, mais d’envisager la représentation comme une « mise à distance (imitation factice, forcément factice) de l’horreur, rejouée par les mots, les images et les scènes » ; mise à distance faisant de tout texte dramatique un lieu « o b - s c è n e : à côté, hors de la scène et la décalant elle- même », qui ne rend compte du réel qu’« au prix de sa déréalisation »2. Ce serait la force ou la spécificité d’un théâtre efficace et se donnant, comme le drame de Jarry, le pouvoir de proférer un « merdre ». Les pièces de l’Autrichien We rner Schwab (1958- 1994) réalisent tout particulièrement cette tentative, quand elles mettent en œuvre la scatologie ou le sexe, c’est-à-dire tout ce qui fait l’objet, dans nos sociétés prétendument per- missives, d’un traitement « aseptisé » ou, du moins, consensuel : le morale- ment ou le politiquement correct. Cette forme de provocation se mesure à l’aune des convictions idéologiques du dramaturge, et de ses origines : la ville de Graz, en Styrie, enclave isolée au nord et à l’ouest par les Alpes, située non loin de l’ancien Rideau de F e r, et marquée par une tradition anti- viennoise. Mais ce théâtre acquiert une autre singularité, celle d’exhiber pul- sions et tabous, non pour susciter le rire libérateur ou « carnavalesque » de la farce, ou constituer une forme tardive d’« agit-prop », mais comme é t e n d a rd d’une œuvre poétique, d’une parole inventive et inouïe, renouant ainsi avec l’Expressionnisme allemand. Ainsi, l’obscénité – ou l’in- décence – de Schwab n’est ni gros- sière ou « dégoûtante », ni purement comique ou provocatrice, et se tro u v e plus fondamentalement associée à des valeurs éthiques, idéologiques et artistiques. Quelle obscénité ? La première question que pose ce t h é â t re concerne la diversité des formes ou des conceptions de l’obs- cénité, qui peuvent se trouver liées au contenu premier des discours de per- sonnages, mais ne s’y bornent pas. L’obscénité est d’abord une affaire de langage, chez ce dramaturge refu- sant délibérément l’euphémisme ou le conformisme pour ce qui concerne la désignation des organes génitaux ou de l’acte sexuel : termes propres, argotiques ou grossiers alternent et se répètent, en abondance, tout au long des pièces. Comme le souli- gnent deux personnages des Présidentes, « les mots les plus bas ne [leur] font pas peur, et les vraies selles non plus », et, dès lors, tout reproche de vulgarité se trouve levé : « F o u t a i s e ! Il faut dire les mots comme ils sortent »3. Ces mots, qu’ils soient châtiés ou « les plus bas », d o i- vent sortir pour exprimer des réalités concrètes, physiologiques ou corpo- relles, qui constituent le quotidien de L’OBSCÉNITÉ ET LA SCÈNE : LE THÉÂTRE DE WERNER SCHWAB 1. Propos de W. Schwab, cité dans le texte mis en exergue de La Ravissante Ronde, Enfin mort enfin plus de souffle et Anticlimax (textes français de M. Sens et M. Bugdahn), L’Arche, 2000, p. 3. 2. B. Tackels, « Anciennes fables et nouvelles voix », revue Mouvement, n° 14, octobre-décembre 2001, p. IV. L’étymologie du mot « ob-scène : à côté, hors de la scène », philologiquement fantaisiste, est en l’occurrence poétiquement pertinente. 3. Les Présidentes et Excédent de poids, insignifiant : amorphe (textes français de M. Sens et M. Bugdahn), L’Arche, 1997, p. 18 et 33. Ce qui est dégoûtant, c’est la réalité./ Pas ce qu’on invente.1 57 LA VOIX DU REGARD N ° 15 - automne 2002 nité, devenant pro p rement « o b - scène » et, par conséquent, moins gênante – ou plus supportable. Cela peut consister en un procédé far- cesque, la répétition mécanique d’un geste ou d’une situation : dans Anticlimax, le Frère de la petite Marie « se masturbe » à dix reprises, de façon « f r é n é t i q u e » ou « p a i s i b l e m e n t », et, p a rfois, tout au long d’un tableau ; quant aux personnages de L a R a v i s s a n t e Ronde, ils simulent un o rgasme, dans chacun des neuf tableaux où un personnage masculin confie auparavant au personnage féminin un sexe en plastique « dévis- sable », comme le mentionnent les didascalies. Dans cette pièce, l’effet de déréalisation est maximal : le sexe factice, chosifié, constitue d’emblée un accessoire de théâtre, de même que le principe de répétition, avec changement systématique des parte- naires, transforme l’acte sexuel en jeu grotesque. Schwab évoque donc cer- taines situations obscènes avec un parti pris humoristique, mais ce n’est pas toujours le cas. Il va en cela plus loin que ne l’ont fait, respectivement, Jarry ou Vitrac, lorsqu’il présente sans distance la souffrance, l’humiliation, et ce qui a priori relève de l’insoute- nable : dans Anticlimax, il s’agit de l’exhibition du « tissu imbibé de sang de l’entrejambe de la petite Marie »7 atteinte de dysenterie ; dans Enfin mort enfin plus de souffle, des coups de pied intempestifs de Madame Haider dans le bas-ventre de Meulestein ; et, dans Escalade ordinaire, des viols suc- cessifs d’Helmut Combustion. C’est précisément là que réside la force subversive de ce théâtre, dans la remise en question de frontières ou de codes communément acceptés, en matière d’obscénité et de violence. Car, bien que les mœurs aient évolué, on ne fait pas impunément n’import e quoi, et dans n’importe quelles cir- constances, à plus forte raison sur un plateau de théâtre. Si la farce a pu braver tabous et interdits, s’autoriser plaisanteries grivoises ou licences de v o c a b u l a i re, il n’est pas cert a i n qu’une œuvre théâtrale, hors de ce domaine générique, puisse aujourd ’ h u i le faire avec autant de liberté, si l’on en juge par la réputation sulfureuse de Schwab, et la reconnaissance tar- dive de son œuvre théâtrale, en Allemagne ou en Autriche (à partir des années 90). D’abord, parce que le théâtre n’est plus aussi populaire qu’il a pu l’être jadis, et que le public dit « cultivé » se montre en général peu friand de ce qui relève de l’obscénité. Ensuite, parce qu’un propos ou une situation obscènes deviennent infini- ment plus choquants quand ils ne sont ni grossiers, ni absurdes, ni même risibles, et qu’ils semblent par- ticiper d’une réalité « ordinaire ». Or, les mots « de tous les jours » ou le parlé puéril ou « décalé » des person- nages de Schwab font du sexe ou de la scatologie une donnée à la fois familière et étrange, anodine et énor- me, comme dans ces deux récits des Présidentes : De plus en plus souvent, Freddy pince Grete et il est déjà devenu tout dur dans son pantalon […], ça le fait durcir encore plus dans le bas de son pantalon (der Freddy zwickt die Grete nämlich immer öfter und ist selber schon ganz dick geworden in der Hose […] und da wird er gleich noch dicker in der Hose unten). Wottila dit tout bas à l’oreille d’Erna qu’il doit aller aux toi- lettes, parce que ses bretelles ont lâché derrière, il doit arran- ger ça maintenant, et peut-être bien qu’il profitera de l’occasion pour déféquer (der Wottila sagt der Erna ganz leise ins Ohr, daß er auf den Abort gehen muß, weil die Hosenträger hinten aufgegangen sind, das muß er sich jetzt richten, und vielleicht hat er bei der Gelegenheit auch gleich einen Stuhlgang).8 Le fait de rationaliser le propos obscène (« durcir » ou « déféquer ») ou de l’at- ténuer par métonymie (le « p a n t a l o n » l’existence humaine, mais ils doivent également rendre compte des rêves, pulsions, désirs, et autres f a n t a s m e s q u ’ « il faut dire », faire surg i r, quand l’amour physique, notamment, fait défaut. Les personnages de Schwab revendiquent d’autant plus fort la crudité de leurs propos qu’ils trou- vent une raison d’être dans la remé- moration ou l’invention de s c è n e s d’amour ou de récits scabre u x . Si le désir charnel, irr é p ressible, circ u l e des uns aux autres, il fait également uploads/Litterature/ l-x27-obscenite-et-la-scene 1 .pdf

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