Avant-propos Circonstance : l’entre-deux lyrique Claude MILLET « Lyrique », « l
Avant-propos Circonstance : l’entre-deux lyrique Claude MILLET « Lyrique », « lyrisme » sont des termes d’abord embarrassants, par leur élasticité ambiguë, par leur anachronisme dès lors que l’on s’attache à la poésie antérieure au Sturm und Drang et au romantisme (en France, le dictionnaire de l’Académie française n’enregistre le substantif qu’à la date tardive de 1835), et par leur inadéquation pour tout un pan de la poésie des XXe et XXIe siècles, qui met « de traviole » le lyrisme (cf. N. Barberger à propos de Michaux), le tient à distance critique comme Francis Ponge (cf. B. Gorillot et G. Farasse), voire s’y oppose frontalement comme Emmanuel Hocquart ou ici même Jean-Marie Gleize. On admettra pour commencer (en choisissant à dessein la définition la plus basique, la plus passe-partout qui soit) que les mots « lyrique » et « lyrisme » désignent objectivement, sinon toujours subjectivement pour les poètes présents dans ce volume, un certain régime du discours poétique, caractérisé par la place centrale qu’y occupe un sujet d’énonciation (individuel ou non). Les mots « lyrisme » et « lyrique » appellent ainsi, par ce centre qui les définit, à une périphérie, une circonstance, qui situe le Je lyrique en son centre1, dans le temps où lui-même l’ordonne comme son alentour ou son « à l’entour » (cf. M. Collot). Cette circonstance du monde du poème renvoie elle- même à la question de son rapport avec les circonstances réelles, celles qui ont donné son impulsion à sa création, celles que la circonstance lyrique configure dans le poème ; de même, le sujet d’énonciation, qu’on appellera génériquement le Je lyrique (même s’il peut être en réalité un Nous, comme le montrent les contributions de B. Méniel, de J. Vignes et de S. Provini, voir un On) renvoie à la question de son rapport avec le « moi » du poète, ou toute autre instance psychique. Or si le Je lyrique est ............................................................ 1 Et cela même si J.-M. Maulpoix et D. Rabaté ont raison de souligner le décentrement, l’éclatement du Je, insituable dans la poésie moderne, puisque c’est par ce décentrement qu’elle travaille négativement le lyrisme (Rabaté 1996). 12 La circonstance lyrique depuis le romantisme une notion activement explorée par la théorie littéraire (et l’on ne peut ici que renvoyer le lecteur à l’ouvrage collectif paru sous la direction de Dominique Rabaté, Figures du sujet lyrique2), celle de la circonstance lyrique apparaît le plus souvent à la « périphérie », et pensée sous l’entière dépendance du Je, dont il n’est que le subalterne complément (circonstanciel). Et cependant, comme l’a écrit D. Rabaté, le Je lyrique ne saurait se comprendre hors de son « rapport à la circonstance » (Rabaté 1996 : 69), et c’est même ce rapport qui constitue et structure le lyrisme. M. Collot, étudiant la poésie moderne (celle qui naît avec le romantisme) par le biais d’une investigation phénoménologique, l’a nommé « structure d’horizon »3, et développe ici même une réflexion sur l’« à l’entour », la circonstance dans sa dimension spatiale, et le lyrisme comme relation d’un Je et d’un monde. C’est le « parti pris du circonstanciel » et la projection assassine du poème dans l’objet qui, à l’opposé du spectre théorico-poétique contemporain, est au centre des écrits de J.-M. Gleize, et de la réflexion qu’il nous propose ici sur ce qui l’a porté à ce « parti pris », dans et par la tension entre le circonstanciel (le réel, le littéral comme dispositif de « mécriture » anti-lyrique) et la « simplification lyrique » (comme opération de dénudation du circonstanciel). Décisions théoriques qui sont aussi des décisions d’écriture (Michel Collot est également un poète) : le volume qu’on va lire ne veut pas proposer une dogmatique unifiée du « rapport à la circonstance », mais au contraire reprendre la réflexion en la pluralisant, en se faisant le point de rencontre de perspectives qui se croisent rarement. Et de cette volonté de pluraliser la réflexion est née l’idée de rassembler des études sur des poésies très différentes et très éloignées dans le temps – de Pindare et Catulle à Marc Quaghebeur et Jean-Marie Gleize, pour proposer matière à une réflexion sur la circonstance lyrique qui ne soit pas normée par les attendus poétiques et idéologiques d’un nom, d’un corpus ou d’une époque de référence – fût-ce notre présent, ou la modernité. La dissymétrie du traitement accordé par la critique (du moins par celle qui précisément s’occupe de la poésie moderne) au sujet lyrique d’une part, à la circonstance lyrique d’autre part, s’origine dans l’histoire de la théorie du lyrisme telle qu’elle s’élabore à partir de la fin du XVIIIe siècle, dans la brèche ouverte par l’abbé Batteux, à l’intérieur du principe ............................................................ 2 Voir en particulier la très dense synthèse du débat sur le Je lyrique dans la contribution de Dominique Combe, « La référence dédoublée – Le sujet lyrique entre fiction et autobiographie ». 3 Cf. en particulier L’Horizon fabuleux (Collot 1988) et La Poésie moderne et la structure d’horizon (Collot 1989). Circonstance : l’entre-deux lyrique 13 de l’imitation comme régime fondamental de tous les arts : on sait depuis les travaux de Gérard Genette en particulier – Introduction à l’architexte (1989) – que l’exclamation lyrique troue le système des Beaux-Arts réduits à un seul principe, l’imitation, en renvoyant à un principe tout autre, celui de l’expression, promis à devenir le socle de la modernité comme régime de l’expressivité généralisée (Rancière 1998). Le genre lyrique, une fois dissocié de la poésie mélique (destinée par son accompagnement musical au chant), a été pensé comme un genre subjectif, hors de la mimèsis, voire dans une large mesure contre elle, « contre le principe tyrannique de l’imitation », pour reprendre une expression de Novalis. Expression du sujet et/ou du moi, ou encore des forces psychiques qui viennent, du fond de l’Abgrund, le traverser et le déborder (Nietzsche, cf. V. Vivès), la constitution du genre lyrique en objet théorique a permis de penser la possibilité d’un déplacement de l’accent de l’œuvre, du monde à l’instance subjective qui le saisit et le met en forme, et d’affirmer l’autonomie du sujet créateur. Mais cela au prix (bien lourd à payer) d’une évacuation de la circonstance et des circonstances lyriques dans la contingence. Ainsi Hegel, qui affirme au départ du chapitre « Caractère général de la poésie lyrique » de son Esthétique que « Malgré son caractère particulier et individuel, une œuvre lyrique exprime ce qu’il y a de plus général, de plus profond et de plus élevé dans les croyances, représentations et connaissances humaines », ajoute quelques lignes plus loin : « Comme c’est enfin le sujet qui s’exprime dans la poésie lyrique, il peut à la rigueur se contenter d’un contenu insignifiant. […] Les objets, le contenu en sont l’élément tout à fait accidentel […] » Ces affirmations, fondamentales dans l’histoire de la théorie du lyrisme, appellent ici deux remarques. La première, c’est que « comme c’est enfin le sujet qui s’exprime » (je souligne), ce dont se saisit la poésie lyrique est non pas la réalité, mais l’ordre symbolique (« ce qu’il y a de plus général, de plus profond et de plus élevé dans les croyances, représentations et connaissances humaines »). La seconde, c’est que cette expansion de l’objet du lyrisme, qui participe pleinement à la promotion de celui-ci, se retourne quasi immédiatement pour basculer « les objets » du poème lyrique dans la contingence, identifier le circonstanciel à l’accidentel, et l’inscrire dans un rapport inessentiel à ce qui constitue le centre du poème : « le sujet qui s’exprime ». Le principe de l’expression tel que le formalise Hegel coupe ainsi deux fois le poème lyrique de la réalité : en substituant à celle-ci comme objet l’ordre symbolique (« les représenta- tions ») et en renvoyant ce qui en est saisi à l’intérieur de cet ordre symbolique à la contingence. Exit ainsi le témoignage que peut porter le poème lyrique d’une réalité dont il est doublement barré. 14 La circonstance lyrique C’est précisément cette polarisation du poème sur le Je qui l’oppose au monde qu’il compose (ou re-compose) comme le nécessaire au contingent, l’essentiel à l’accidentel, que remet en question l’approche du lyrisme par sa circonstance, pour inscrire le réel dans le lyrisme et le lyrisme dans le réel. Non qu’il faille renoncer à voir dans le lyrisme un genre subjectif : mais subjectivation ne veut pas forcément dire déréalisation, ou irréalisation d’une parole « en l’air » (« aus der Luft » dit Goethe), et le sujet lyrique ne se laisse saisir que dans son rapport à d’autres sujets (ceux qu’il évoque, ceux à qui, si souvent, il s’adresse pour infléchir le lyrisme du régime de l’expression à celui de la communica- tion), et aux objets qu’il ordonne autour de lui. Soit la circonstance, telle que la déplie Horace dans son Art poétique (« La Muse donna à la lyre la mission de chanter les dieux et les enfants des dieux, l’athlète vainqueur, le cheval arrivé uploads/Litterature/ la-circonstance-lyrique-claude-millet-dir.pdf
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- Publié le Mai 26, 2021
- Catégorie Literature / Litté...
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