– 2 – Jean Markale LA FÉE MORGANE Le cycle du Graal – 4 Quatrième époque Éditio
– 2 – Jean Markale LA FÉE MORGANE Le cycle du Graal – 4 Quatrième époque Éditions Pygmalion / Gérard Watelet à Paris, 1994 – 3 – INTRODUCTION L’ombre de Merlin Ce matin la fille de la montagne tient sur ses genoux un accordéon de souris blanches. André BRETON (Fata Morgana) Quand, en décembre 1940, réfugié à Marseille dans une zone dite libre, André Breton écrivait un long poème d’amour auquel il donnait le titre latin de Fata Morgana, il savait inconsciem- ment très bien ce qu’il faisait. Car, sous les orages des débuts de la Seconde Guerre mondiale, à quoi, ou qui, pouvait-on se rac- crocher pour éviter de tomber dans le vide absolu, sinon à une figure mythique et symbolique surgie du plus profond de l’imaginaire humain ? Et la Fata Morgana, autrement dit la Fée Morgane, cristallisation de l’éternelle femme magicienne et en- chanteresse, était sans doute la seule à pouvoir encore conjurer les mauvais sorts qui s’abattaient sur l’Europe et sur un monde toujours endormi dans l’hébétude. – 4 – Il faut bien avouer que la Fée Morgane exerce une fascination particulière ; et c’est peut-être parce que c’est le personnage le plus mystérieux, le plus énigmatique de toute la tradition arthu- rienne. D’abord, Morgane est très mal connue, sans doute parce qu’elle semble trop « sulfureuse » et qu’elle a été souvent occul- tée dans les récits christianisés du Moyen Âge. Ensuite, on la confond sans raison avec la fée Viviane, la Dame du Lac1, et on en fait la mère de Mordret, destructeur de la société arthu- rienne, ce qui n’apparaît pourtant dans aucun texte. Tout vient de la confusion entretenue entre le nom de Morgause (Mar- gawse dans la compilation anglaise tardive de Thomas Malory), qui est, dans certains textes, la femme du roi Loth d’Orcanie, c’est-à-dire Anna, une autre sœur d’Arthur, et le nom de Mor- gane, ou Morgue, qui ne figure, au départ, que dans les textes continentaux. La fée Morgane est en effet totalement absente des récits primitifs gallois concernant le mythe arthurien et le cycle du Graal. Ce n’est que dans la version galloise de l’Érec et Énide de Chrétien de Troyes qu’on pourrait la retrouver : encore faut-il préciser qu’il ne s’agit pas d’une femme, mais d’un homme, Morgan Tut, chef des médecins d’Arthur, et bien en- tendu dépositaire de toute la magie héritée des druides. Qui est donc en réalité cette Morgane que les textes français chargent volontiers de tous les péchés du monde ? Si l’on s’en tient à une étymologie celtique plus qu’évidente, le nom de Morgane provient d’un ancien brittonique Morigena, c’est-à-dire « née de la mer », dont l’équivalent en gaélique d’Irlande est Muirgen. Mais une telle interprétation ferait de Morgane une véritable fée des eaux, ce qui ne semble pas le cas. Pourtant, dans la tradition populaire de Bretagne armoricaine, on raconte souvent des histoires au sujet de mystérieuses ma- rymorgans qui sont des êtres féeriques vivant dans les eaux de la mer. Et si l’on va plus loin, on découvre dans la toponymie française un certain nombre de rivières ou de fontaines qui por- 1 C’est le cas dans le film de John Boormann, Excalibur, où cette confusion, parfaitement valable sur le plan dramatique, fausse complètement la valeur symbolique de ces deux per- sonnages féminins essentiels du mythe. – 5 – tent des noms comme Mourgue, Morgue ou Morgon. Mais il s’agit d’eau douce, et non de la mer. Et cela ne correspond nul- lement au personnage décrit dans les romans arthuriens, femme-fée, vaguement « sorcière » au sens vulgaire du terme, et quelque peu nymphomane, ce qui n’est pas contradictoire mais contribue à la faire présenter comme un être maléfique. Fait étrange, on ne la trouve jamais auprès du personnage primitif d’Arthur, sauf sous l’aspect masculin de Morgan Tut. Certes, on pourrait dire qu’il y a eu féminisation du sorcier, le médecin, appartenant autrefois à la classe des druides, étant considéré comme expert en magies diverses. Mais le cas se complique lorsque l’on constate, dans la tradition continentale, la présence d’un grand géant qui porte le nom de Morgant ; ce- pendant, il n’a rien voir avec Gargantua bien que Rabelais, bon connaisseur des légendes populaires, en ait fait l’un des ancêtres de Pantagruel, dans la plaisante généalogie dressée de celui-ci en son Second Livre. On trouve un récit très littéraire sur ce géant Morgant dans un ouvrage italien de 1 466, dû au Florentin Luigi Pulci, ouvrage qui fut bientôt traduit et imprimé en fran- çais et connut un immense succès au cours du XVIe siècle. Il s’agit de l’histoire de « Morgant le géant, lequel, avec ses frères, persécutait toujours les chrétiens et serviteurs de Dieu » ; mais ils furent, après de multiples péripéties, tués par le comte Ro- land, neveu de Charlemagne. Et si l’on en croit ce récit, Morgant habitait une grande montagne qui ne peut être que les Alpes, et l’action se prolonge dans le sud de l’Italie, dans les Pouilles très exactement, où se situe le fameux Monte Gargano qui porte le nom de Gargantua. Il faut évidemment prendre avec précaution ces récits de la Renaissance prétendument inspirés de la tradi- tion populaire : la tendance de l’époque est à la « fabrication » de mythes lorsque ceux-ci justifient l’invraisemblance du dérou- lement romanesque. Mais il n’y a pas de hasard. En Bretagne armoricaine, un géant nommé « Ohès le Vieil Barbé », dans la chanson de geste qui porte le titre de Chanson d’Aiquin, est de- venu, dans la tradition orale, un personnage féminin, Ahès, très vite confondue avec Dahud (= bonne sorcière), fille du roi – 6 – Gradlon de la célèbre ville d’Is. Et actuellement encore, les an- tiques voies romaines de Bretagne armoricaine sont connues sous l’appellation de « Chemins d’Ahès ». Quoi qu’il en soit de ce problème, Rabelais n’a jamais con- fondu le géant Morgant avec notre fée Morgane. Dans le même Second Livre, on peut en effet lire : « Pantagruel ouït nouvelles que son père Gargantua avait été translaté au pays des Fées par Morgue, comme le furent jadis Ogier et Arthur. » Il ne fait d’ailleurs que reprendre un thème cher aux auteurs de son siècle, puisque, la même année 1 532, un anonyme avait publié des « Grandes Chroniques » où l’on voyait naître Gargantua de Grandgousier et Gargamelle, ceux-ci étant créés par la magie de Merlin, puis Gargantua se mettre au service du roi Arthur : « Ainsi vécut Gargantua, en la cour du très redouté et puissant roi Arthur, l’espace de trois cents ans, quatre mois, cinq jours et demi, justement, puis porté par Morgain la fée et Mélusine en féerie, avec plusieurs autres, lesquels y sont encore à présent. » Cela montre l’importance des romans de chevalerie, des récits féeriques et du cycle arthurien au début de la Renaissance, en France. Quant à la différence entre les formes Morgue et Mor- gain, elle s’explique parfaitement : en vieux français, Morgue est le cas sujet (nominatif) et Morgain le cas régime (ancien accusa- tif latin) d’où est tirée la forme moderne Morgane. Autre fait troublant à propos de cette héroïne féerique, et qui n’est pourtant que le résultat d’une kabbale phonétique qui prête à rire : le mariage morganatique. L’exemple type, au XVIIe siècle, en a été l’union contractée par Louis XIV, devenu veuf, avec sa maîtresse, Madame de Maintenon. Il s’agissait d’un ma- riage secret, uniquement religieux, donc valable sur le plan spi- rituel, mais sans aucun effet sur ce qu’on ne nommait pas en- core le « droit civil ». En quoi donc le mariage dit « morgana- tique » a-t-il un rapport, même très vague, avec la fée Mor- gane ? Henri Dontenville, grand spécialiste s’il en fut – et d’ailleurs très controversé – des traditions populaires françaises, a écrit sur ce sujet des réflexions qui ne sont pas à prendre à la légère. – 7 – Dontenville part en effet du conte bien connu de Charles Per- rault, La Belle au bois dormant, conte d’origine populaire et remis au goût du jour par la grâce de cet écrivain considéré comme mineur par le tout-puissant maître des usages qu’était Boileau. On connaît le thème de ce conte, incontestablement initiatique : un jeune prince (le Prince Charmant, au sens fort – et étymologique – du terme) réveille une belle princesse en- dormie, c’est-à-dire sous le coup d’un charme, ou, si l’on pré- fère, d’un sortilège, et l’épouse secrètement. Et, de cette union, naissent une fille, l’Aurore, et un fils, le Jour. Et voici le com- mentaire d’Henri Dontenville : « Sous l’affadissement d’une prose XVIIe siècle, on tient probablement là l’essentiel, et la fée Aurore ne doit pas être autre que notre fée Morgane ou Morgue, celle qui se mire déjà dans une fontaine, au point du jour2… lorsque le soleil va se lever. Le mot serait alors l’équivalent de l’allemand morgen, « matin »… Ira-t-on d’un bond rejoindre uploads/Litterature/ la-fee-morgane-by-markale-jean.pdf
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- Publié le Oct 09, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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