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HAL Id: hal-01624103 https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01624103 Submitted on 26 Oct 2017 HAL is a multi-disciplinary open access archive for the deposit and dissemination of sci- entific research documents, whether they are pub- lished or not. The documents may come from teaching and research institutions in France or abroad, or from public or private research centers. L’archive ouverte pluridisciplinaire HAL, est destinée au dépôt et à la diffusion de documents scientifiques de niveau recherche, publiés ou non, émanant des établissements d’enseignement et de recherche français ou étrangers, des laboratoires publics ou privés. La littérature sans la littérature Alexandre Gefen To cite this version: Alexandre Gefen. La littérature sans la littérature. Jourde, Jourde and Bessard-Banqui, Olivier. Eric Chevillard dans tous ses états, Classiques Garnier, 2016. ￿hal-01624103￿ 1 La littérature sans la littérature Rien n’est plus tentant que de proposer une lecture métatextuelle – ou métalittéraire, pour suivre une formule de Nicolas Xanthos1 –, de l’œuvre d’Éric Chevillard : monde elliptique, romans de romans dont la plupart des personnages sont des figures d’écrivains, de Crab à Pilaster en passant par « Oreille rouge », qu’ils soient des auteurs imaginaires romantiques, blanchotiens, des écrivains voyageurs ou des érudits à l’ancienne. C’est donc à ce qui est généralement une facilité critique, à une troisième partie de commentaire composé, que je vais m’adonner, en faisant de ces romans une littérature dont l’unique obsession est la littérature : car il me semble que plus qu’aucun autre auteur contemporain peut-être, l’œuvre de Chevillard ne parle que de sa propre possibilité, de sa propre fonction, de propre objet, de sa signification. Je lisais un jour cette notation dans L’autofictif : « La postérité n’ayant par principe retenu que les bons écrivains, nous ignorons quelles formes la médiocrité littéraire affecta par le passé, aux différentes époques de l’histoire, à quoi ressemblaient les livres nuls ou vulgaires aux XVIe et XVIIIe siècles et quel effet ils produiraient sur nous aujourd’hui, quel serait enfin notre jugement à leur endroit. Hélas, ils n’existent plus et il nous faudra donc nous contenter des variations contemporaines de la médiocrité2 » : autant que la mise en scène de l’écrivain, l’allégorisation de l’écriture ou l’interrogation des genres du romanesque, le travail de critique explicite produit par Chevillard, volontiers donneuse de leçons, le caractère central de la question de l’originalité et de la valeur, l’importance d’une pensée historique de la littérature française, se confrontant à la question de la décadence et même à l’historicité de l’interrogation sur la question de la mort de la littérature (« selon Désiré Nisard, la littérature a entamé son irrésistible déclin dès la fin du XVIIIe siècle et la mort de Bossuet3 »), toutes ces positions nous invitent à voir dans l’autoréférentialité massive de l’œuvre, non un questionnement sur la représentation, l’inspiration, le style, mais l’ouverture d’une question encore plus écrasante : celle de l’existence même de l’œuvre et la signification contemporaine de la littérature en tant qu’action. 1 Voir Nicolas XANTHOS, « Définir Chevillard. L’inconcevable vraisemblance de Démolir Nisard », Temps Zéro, no 2 (« Vraisemblance et fictions contemporaines »), 2009, [en ligne]. URL : http://tempszero.contemporain.info/document385 [Site consulté le 31 juillet 2013]. 2 Éric CHEVILLARD, L’autofictif, no 1862, mardi 19 mars 2013, [en ligne]. URL : http://l-autofictif.over- blog.com/article-1862-116315803.html. Toutes les citations sont de Chevillard, sauf indication contraire. 3 Démolir Nisard, Paris, Éd. de Minuit, 2006, p. 7. 2 L’écrivain C’est d’abord avec l’image de l’écrivain, la construction du personnage de l’auteur, non concu comme une donnée séparée de l’œuvre, mais comme une réalité indissociable du projet littérature que Chevillard travaille la question, en réinvestissant le genre de la fiction biographique, dont de nombreux travaux ont montré, et je ne pense pas seulement aux miens, mais avant tout à ceux d’Ann Jefferson, qu’elle était le genre privilégié par lequel la littérature venait se penser depuis le XIXe siècle, quoi qu’en dise le Proust du Contre Sainte-Beuve. « Il est incroyable que la perspective d’avoir un biographe n’ait fait renoncer personne à avoir une vie », pourrait avancer Chevillard pourtant obsédé par la narration biographique, en reprenant un bon mot de Cioran4 : en première lecture, comme Jean Echenoz, mais dans un style moins impassible et par des jeux plus conceptuels, l’auteur d’Un fantôme (vie imaginaire d’un certain « Crab ») incarne une sorte de tradition « éditions de Minuit » de déconstruction ab absurdo des codes de la biographie d’écrivain et rejoint cette tradition de « debunking » des images convenues du littérateur : gymnaste de l’absurde, Chevillard entend démolir un genre déjà passablement écorné, mais essentiel à notre représentation du littéraire. Dans Dino Egger, publié en 2011, l’écrivain revient au mythe du génie en inventant l’étrange biographie négative d’un homme qui aurait pu exister (« Qu’est-ce qu’une vie qui n’est point vécue ? » spécule Albert Moindre, le biographe d’un héros non seulement putatif mais totalement virtuel, d’un raté : « C’est peu dire en effet que Dino Egger n’a guère brillé. Aucune œuvre ne peut lui être attribuée ; il n’a même pas rapporté de l’école un cendrier en glaise pour son papa 5 »), puis dans L’Œuvre posthume de Thomas Pilaster, c’est plus précisément à la vie de l’écrivain célèbre que s’attaque le romancier, à travers un « auteur supposé » et un critique non moins fantaisiste, Marc-Antoine Marson, qui nous en présente les œuvres posthumes : journal, poèmes inédits, carnet, fragments d’un grand œuvre restant inachevé, Les Tigres, dont nous est donné un maigre récit, « Trois tentatives pour réintroduire le tigre mangeur d’hommes dans nos campagnes ». Ce dispositif biographico-ironique, sous- genre de la vie imaginaire, remonte au moins à la supercherie littéraire de Sainte-Beuve, le Joseph Delorme, et permet à la littérature de réfléchir à l’image et au statut de l’auteur, comme aux valeurs propres au champ littéraire. Construire un auteur, c’est produire un modèle ou un anti-modèle de ce que doit être — ou éviter de devenir — l’écrivain. Poussant à son ultime conséquence la démystification de l’image romantique de l’auteur écrasé par sa création, revenant sur sa version moderne qui a pris, sous l’influence de Maurice Blanchot, 4 Emil CIORAN, Syllogismes de l’amertume, Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 1987, p. 49. 5 Dino Egger, Paris, Éditions de Minuit, 2010, p. 56. 3 pour modèles les figures négatives de Bartleby ou de lord Chandos, artistes sans œuvre et « décréateurs », ironisant sur le « comique involontaire » de la poésie moderne, Chevillard s’en prend, avec une férocité sans égale, à notre besoin de mythes littéraires et peut-être même à notre besoin de catégorie et de cadres esthétiques, produisant un récit fantaisiste à la Tristram Shandy destiné à évider la matrice biographique au nom de la variabilité infinie des ordres de discours et du paradoxe des points de vue et à produire à la place d’une vie illustre un récit mobile et toujours insaisissable. On retrouvera un dispositif similaire dans le Démolir Nisard, antibiographie d’un critique ayant existé réellement visant à faire disparaître son personnage en le faisant apparaître, couronnant par une damnatio memoriae la propension résurrectionniste et muséographique contemporaine : « l’idéal serait qu’il n’ait jamais vécu. La plus infime trace de son existence sera effacée6 ». Partout Chevillard invente un écrivain vide, un écrivain sans écrivain et œuvre. Ici, malgré l’ironie, ce qu’il faut peut-être entendre, c’est que la biofiction, mettant en scène une sorte de danse hystérique au-dessus de l’abyme de la page blanche, se fait instrument désintéressé au service d’un objet désintéressé, la quête sans finalité d’un être sans finalité, l’homme, forme d’éthique originale et étrangère à une vision téléologique du devenir, bien éloignée du rêve d’une pharmacie mémorielle et d’une thérapeutique identitaire qui occupe bien des producteurs industriels ou simplement naïfs de récits de vies. Dans la biographie exigeante de Chevillard le pouvoir de comparaison propre au langage entre en lutte contre lui-même pour délivrer le propre contre des stéréotypes. La fiction est un instrument d’origine largement rhétorique et ses récits sont d’écrasantes machines à catégoriser, voilà ce que nous disent les récits de l’auteur d’Oreille rouge : au contraire, pour saisir le particulier, chaotique, éclaté, variable et sismique dans ses contradictions, l’écriture de vie doit exhiber et contrer ses propres axiologies, et admettre d’être un livre sur rien. S’il existe peut-être un genre de la vie imaginaire version Minuit, c’est peut-être non seulement comme production de « fiction sans scrupules biographiques7 », pour citer une formule d’Echenoz et comme dénonciation de nos représentations préfabriquées et fantasmatiques, de la substance d’un destin, mais dans un échange jubilatoire entre le régime singulier de la littérature et le régime singulier du vivant, dont le monstre chez Chevillard n’est qu’une puissante métaphore. C’est bien ce régime où l’écrivain refuse « ce qui est advenu et que le roman, sempiternellement, ressasse » au profit de possibles, de « coïncidences merveilleuses8 », pour citer l’entretien de Chevillard, avec 6 Démolir Nisard, op. cit., quatrième de couverture. 7 Jean ECHENOZ, Des éclairs, Paris, Éditions de Minuit, 2010, quatrième de couverture. 8 « Des crabes, des anges uploads/Litterature/ la-litterature-sans-la-litterature 1 .pdf

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