LA NOTION D'APOCRYPHE DANS L'ARGUMENTATION DE LA RÉFUTATION DE TOUTES LES HÉRÉS
LA NOTION D'APOCRYPHE DANS L'ARGUMENTATION DE LA RÉFUTATION DE TOUTES LES HÉRÉSIES Daniel A. BERTRAND Centre national de la recherche scientifique Résumé "Apocryphe" signifie d'abord "caché", "secret", "ésotérique". En ce sens, la Réfuta- tion de toutes les hérésies, habituellement attribuée à Hippolyte de Rome, considère que les doctrines hérétiques sont toutes plus ou moins apocryphes. En effet, selon la théorie du plagiat, qui est la thèse principale del' auteur, les hérétiques veulent cacher ou falsifier les emprunts qu'ils ont faits aux païens. La «réfutation» la plus appro- priée de ces doctrines occultes consiste seulement à les confondre par une simple dénonciation ( « elenchos » ). Abstract "Apocryphal" first means "concealed", "secret", "esoteric". ln this sense, the Refutation of all heresies, a work usually ascribed to Hippolytus of Rome, regards ail heretical doctrines as more or less apocryphal. The very reason, according to the theory of plagiarism which is the main the sis of the writer, is that the heretics attempt to conceal or to falsify their borrowings from the pagans. The best «refutation» of those hidden doctrines is nothing else than to defeat them by mere exposure («elen- chos »). Il faut le préciser d'emblée: on entend ici la notion d'apocryphe au sens extensif qui est le sien dans la littérature ancienne à laquelle appartient le traité hérésiologique servant de cadre à cette étude. Comme on le sait, le terme qui exprime le concept ( àrr6xpucpoç) a longtemps gardé son acception originelle de «caché» avant d'être restreint à la signification spéciale d' «extracanonique». Quand Origène remarque que le martyre d'Ésaïe par la scie, qui est évoqué dans l' Épître aux Hébreux, ne se trouve pas dans les Écritures mais «dans un apocryphe», il fait déjà de ce substantif le synonyme d'écrit non biblique1. Mais quand Clément qualifie d'«apocryphes» les livres de Zoroastre que certains gnostiques se vantent de posséder, il ne veut évidem- ment pas dire qu'ils ne sont pas scripturaires, mais seulement qu'ils sont ésotériques, conservant par là au mot son extension primitive2. Bien entendu, le terme n'avait d'abord aucune connotation péjorative, et Origène peut encore écrire que la plupart des œuvres de Dieu se font «dans le secret (Èv àn:oKpûcpotç;)»3. Mais on conçoit faci- lement que le vocable ait vite été pris en mauvaise part, dès le moment où quelque magistère l'appliquait à des écrits ou à des doctrines qu'il voulait condamner. Hégésippe, 1 Lettre à Africanus 13 [9]; voir aussi Commentaire sur l'évangile de Matthieu 10, 18. 2 Stromates I, 15, 69, 6. Réfutation de toutes les hérésies l'un des premiers chasseurs de sectes, racontait ainsi que certains ouvrages «apo- cryphes» avaient été fabriqués de son temps sous l'impulsion de divers hérétiques4. Lorsqu'on s'engage sur ce chemin, la distance du concept d'hérétique à celui d'apo- cryphe n'est assurément pas grande. On peut donc s'attendre à ce que les hérésiologues, en tant que tels, relient parfois les deux notions, afin d'accuser ceux qu'ils dénoncent comme sectaires d'utiliser des sources formellement extracanoniques ou simplement cachées - selon le sens qu'ils donnent au terme, les deux acceptions ne s'excluant nullement. C'est bien ce que fait le premier des écrivains ecclésiastiques dont la réfutation a été conservée, Irénée. Celui-ci déclare, dans son traité Contre les hérésies, vers 180, à propos des adeptes de Marc le Mage: «Ils introduisent subrepticement une foule immense d'écritures apocryphes et frelatées, qu'ils ont eux-mêmes forgées, pour frap- per de stupeur les gens dénués d'intelligence et ignorants des textes de la vérité»5. L'évêque de Lyon, qui entend ici la notion d'apocryphe dans son sens le plus tech- nique, celui de faux biblique, estime de toute évidence que l'hérésie sécrète naturel- lement des écrits extracanoniques. Ailleurs, il fait ainsi allusion à un Évangile de Judas et à un Évangile de vérité respectivement dus aux caïnites et aux valentiniens6, une autre fois, de manière plus générale, aux textes «non scripturaires» allégués par les gnostiques7 et enfin, plus vaguement encore, aux paroles que, selon les carpocratiens, Jésus aurait prononcées «dans le mystère» et «en particulier» à leur intention8. On doit ajouter que l'hérésiologue attache à cette filiation entre l'hérétique et l'apocryphe une importance certaine, du moment qu'elle lui permet d'opposer la pensée chrétienne, enracinée dans le canon et donc véridique, à l'interprétation sectaire, inspirée par ses propres contrefaçons et donc fallacieuse9. Pourtant, si l'on considère l'ensemble de l'ouvrage irénéen, l'argument paraît relativement peu employé, même lorsqu'on prend la notion d'apocryphe au sens large. Certes, l'auteur met plusieurs fois en garde, spé- cialement dans les introductions particulières mises en tête de chacun des tomes de son traité, contre le caractère «secret», «mystérieux» ou «inavouable» des entreprises hérétiques10• Mais ensuite, dans le corps même de ses livres, il ne développe plus guère ce thème de l'apocryphe. Cela est de prime abord un peu surprenant, quand on regarde la place qu'Irénée donne à !'Écriture et à la tradition pour autant qu'elles sont publi- quement reçues par l'Église. Une explication de cette singularité sera proposée plus loin. On peut dans ces conditions être curieux d'examiner le cas du continuateur le plus immédiat d'Irénée, le polygraphe romain à l'identité discutée qui fut le rival malheu- reux de Calliste à l'épiscopat11. Ce personnage est en toute hypothèse l'auteur d'une 3 Commentaire sur l'évangile de Jean 13, 393; c'est une allusion à Si 16, 21. 4 Dans Eusèbe, Histoire ecclésiastique IV, 22, 9. 5 Contre les hérésies I, 20, 1. 6 Contre les hérésies I, 31, 1; III, 11, 9. 7 Contre les hérésies I, 8, 1. 8 Contre les hérésies I, 25, 5. 9 Voir A LE BouLLUEC, La notion d'hérésie dans la littérature grecque, Il"-Ille siècles, Paris, 1985, t. 1, p. 227-229. 10 Contre les hérésies I, préface, 2; II, préface, 1.2; III, préface; IV, préface, 4. 11 Il s'agit bien entendu de l'écrivain pseudo-origénien généralement identifié à Hippolyte, plus par habitude que par raison. La question de l'auteur n'intervenant pas ici, on renvoie seu- lement à D.A. BERTRAND, art. «Hippolyte de Rome», dans DPhA 3 (2000), p. 791-799. 132 Daniel A. Bertrand Réfutation de toutes les hérésies en dix livres composée vers 24012• En tant qu'héré- siologue, il dépend en partie de l'évêque de Lyon, à qui il rend clairement hommage et à qui il est redevable, de son propre aveu, pour diverses notices13. Comme lui, il signale que les sectaires se réfèrent quelquefois à des écrits extracanoniques: les naas- sènes, notamment, puiseraient certaines de leurs doctrines dans l'Évangile des Égyp- tiens (Èv Ti\) Èmypa<jioµÉv41 KaT'ALyvTTTLovç EÙayyEÀL41)14 et dans l'Évangile de Thomas (Èv Ti\) KŒTà 8wµêiv Èm ypa<jioµÉv41 EÙayyEÀL4J )15 - un extrait du second ouvrage est d'ailleurs aussitôt cité. Il en est même ainsi, selon l'auteur, pour la majo- rité des hérétiques: les naassènes utiliseraient, outre les évangiles précédents, le poème sans titre habituellement désigné comme le Psaume de l'âme16, les pérates le Livre des Sentinelles17, les séthiens la Paraphrase de Seth18, Justin le Gnostique le Livre de Baruch19, Simon le Mage la Grande Révélation20, Valentin un cantique intitulé Moisson21 , un certain Alcibiade le Livre d'Elchasai' 22 - des fragments plus ou moins longs de tous ces écrits sont également rapportés ou résumés par la Réfutation dans les notices respectives sur ces sectaires. Selon les cas, les hérétiques sont présentés soit comme les véritables auteurs, soit comme de simples utilisateurs de l'apocryphe consi- déré, qui est alors implicitement attribué à quelque hérésiarque antérieur, ce qui est ici sans incidence. Bien sûr, l'auteur de la Réfutation n'ignore pas que les sectaires se servent, en plus de ces ouvrages ésotériques qu'ils ont eux-mêmes fabriqués ou qu'ils ont reçus de leurs maîtres, d'autres sources qui, à l'inverse des précédentes, sont connues de tous ou du moins publiques: ce sont les écrits des poètes et des philosophes grecs. Cela est même pour lui d'une importance capitale, ainsi qu'on va le voir. Si la plupart des œuvres sectaires qu'on vient d'énumérer ne sont plus aujourd'hui comptées parmi les apocryphes, c'est essentiellement, semble-t-il, parce qu'elles ne relèvent pas d'un genre littéraire biblique; l'hérésiologue, lui, ne paraît faire aucune différence entre elles et les deux évangiles mentionnés en premier: il lui suffit, comme à Irénée, de juger qu'elles ont été forgées pour concurrencer les Écritures. Certes, il ne qualifie expressément aucun de ces titres d'apocryphe. Mais de toute évidence il connaît la notion et sait qu'il peut en tirer parti, comme le prouvent deux passages com- plémentaires de sa notice sur les basilidiens. Il y reproche d'abord à ces hérétiques de 12 Utiliser, en surveillant l'apparat critique, vu la médiocrité de la tradition textuelle, soit l'édi- tion de P. WENDLAND, Hippolytus Werke, t. 3, Refutatio omnium haeresium, Leipzig, 1916 (GCS 26) [réimpr. Hildesheim-New York, 1977], soit celle de M. MARCOVICH, Hippolytus. Refutatio omnium haeresium, Berlin-New York, 1986 (coll. "Patristische Texte und Studien'', 25). 13 Réfutation ( = Réf) VI, 42, 1; VI, 55, 2. Des emprunts littéraux assez étendus au Contre les hérésies se trouvent dans les livres VI, VII et X de la Réfutation. 14 Réf V, 7, 9. 15 Réf V, 7, 20; cf. V, 7, uploads/Litterature/ la-notion-d-x27-apocryphe.pdf
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- Publié le Oct 03, 2021
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