Lecture analytique : « Poèmes », Répétitions, Capitale de la douleur , Paul Elu
Lecture analytique : « Poèmes », Répétitions, Capitale de la douleur , Paul Eluard. Intro : En 1922, Paul Eluard envoie « Répétitions » au collectionneur Jacques Doucet, en lui expliquant qu’il a réuni dans ce recueil « tous les déchets » de ses poèmes « à sujets », souvent légers, qu’il a écrits depuis huit ans. Les vers les plus anciens datent de mars 1914 : on les retrouve dans « Poèmes ». Eluard, âgé alors de 19 ans, ne s’était pas encore tout à fait libéré des contraintes de la poésie classique, dont le texte conserve bien des traces. Mais lorsqu’il reprend ces vers anciens dans « Répétitions », il les mélange à d’autres, venus d’une autre source, pour créer par collage un poème dont le titre pluriel exhibe, de manière jubilatoire, l’origine multiple. Problématique : Bien qu’écrit avant la rencontre avec Gala, « Poèmes » entre en étroite résonance avec le thème principal de Capitale de la douleur : le poète y exprime son regret de voir s’évanouir inéluctablement l’amour et les joies dont il est porteur. Ainsi le texte glisse- t-il, au gré de cette métamorphose amoureuse, du rire à la tonalité élégiaque. Quelle cohérence ce texte pluriel porte-t-il et comment s’insère-t-il dans le recueil ? Plan : I. Un poème ou des poèmes ? II. Itinéraire d’un amour déchu . III. Une tonalité élégiaque . I. Un poème ou des poèmes ? 1. Un poème qui a l’apparence d’un texte classique . Avec « Bouche usée » (p.60), « Poèmes » est l’un des deux sonnets authentiques qu’Eluard recueille dans Capitale de la douleur. Deux quatrains suivis de deux tercets. Les vers sont en outre choisis parmi les plus usités de la poésie française : l’octosyllabe et l’alexandrin. Disposition parfaitement symétrique dans les quatrains : trois alexandrins puis un octosyllabe (v.4 et 8). 1er tercet : 3 alexandrins. 2ème tercet : alexandrin, octosyllabe, alexandrin. Quelques rimes malgré tout forte unité sonore. « ange » au vers 3 se retrouve en entier dans « phalanges » (v.9) puis dans « change » (v.14). D’ailleurs, « d’outre-sens » (v.2), « transparent » (v.7) et « blanches » (v.11) forment des assonances avec cette rime en -ange qui parcourt tout le poème. « lutter » rime avec « aimer » (v.5 et 8), « perdues » avec « nus » (v.10 et 13) cette rime unifie les deux tercets (or, dans les règles classiques les deux tercets ne sont pas séparés mais forment un sizain). Enfin « cueillir » (v.1) et « colline » (v.6) peuvent constituer des échos sonores. Quelques rimes internes : « cueillir » (v.1) et « rire » (v.2) ; « ciel » (v.4) et « belle » (v.5), « lutter » et « coucher » (v.5-6) 2. Le poème est pluriel, formé d’un collage d’éléments contradictoires . 1er quatrain : destinataire inconnu, interpellé au v.1 « vous n’aviez qu’à ». Est-ce le poète qui se remémore, en s'adressant à lui-même la facilité d'une conquête amoureuse ? Puis les trois vers qui suivent = forme d’exaltation amoureuse. Images de la victoire (« Vaincu, vainqueur » v.3 figure de style : dérivation), de la lumière (« lumineux »), de la pureté (comparaison « pur comme un ange ») et de la hauteur (« Haut », « ciel », « arbres » v.4). Rire est en chiasme au vers 2. Mais inversion dans la deuxième strophe : le rire devient une plainte « geint » v.5. Le locuteur masculin (« vaincu ») laisse place à une figure féminine, désignée par la métonymie commune, « une belle » (v.5). 1er quatrain : verticalité, ascension. 2ème quatrain : horizontalité (le corps de la femme « couchée au pied de la colline » v.6). Reprise du terme « ciel » (v. 4 et 7) mais il devient menaçant, les arbres ne permettent plus d'y accéder (« misérable ou transparent » v.7). Certaine forme d’immobilité, d’impuissance : « qui voudrait » (v.5. Emploi du conditionnel), « Et qui ne peut » (v.6. Enjambement qui accentue la chute). Le parallélisme « Et qui ne peut » (v.6) / « On ne peut la voir » (v.8) semble associer cette impuissance à l’incapacité de lutter contre un amour naissant. contraste fort entre les accumulations euphoriques de la première strophe (l’asyndète1 favorise l’exaltation) et les accumulations de négations ou de termes négatifs dans la deuxième strophe (la polysyndète « Et qui…/Et que… » v.6-7 alourdit la strophe). 3. La syntaxe libre aboutit à une dislocation progressive de la parole poétique . Chaque quatrain : deux phrases, chaque phrase sur deux vers (enjambement). 1er tercet : deux phrases, la deuxième avec enjambement. 2ème tercet : quatre phrases, deux phrases au 1er vers (vers 12) aucun lien syntaxique entre ces phrases. 1ère phrase : groupe nominal. 2ème phrase : groupe verbal (infinitif). 3ème phrase : deux groupes nominaux. 4ème phrase : double phrase verbale. phrases brèves qui semblent inachevées : on dirait des bribes d’énoncés et non des discours cohérents. Le vers 13 ressemble à une notation, sur le vif, d’une sensation sonore (chair de poule à l’écoute d’une musique ?). La sensation devient doublement visuelle au vers 14 : union des vents et des oiseaux, ciel changeant. Ainsi la parole semble-t-elle se réduire au fil du texte, pour s’achever sur ces trois mots abrupts, très simples, qui, isolés par un tiret du reste du sonnet, lui tiennent lieu de chute ou de sommet « le ciel change » (v.14). Seul le mot « ciel » permet l'unité de ce poème et sert de fil directeur : on le retrouve aux vers 4, 7 et 14. Le terme de « canicule » (v.11) peut évoquer le ciel dans le 1er tercet (strophe où le mot n'est pas présent) puisque la canicule ou Petit Chien est l'étoile Sirius de la constellation du Grand Chien. II. Itinéraire d’un amour déchu . 1. L’amour est d’abord associé à une vision paradisiaque. Image qui rappelle le jardin d'Eden dès le premier vers : « cœur sur l’arbre » (v.1) suggère une profusion végétale, que rappellera le passage au pluriel du mot (« arbres ») au vers 4. Echos sonores de « cœur » avec « cueillir » (v.1) et « vainqueur ». D’autres jeux d’assonances : « Sourire et rire », « douceur d’outre-sens » (v.2). + Les sons s'engendrent comme toujours chez Eluard : vers 3 -cu => -queur => -eux => -ur. Allusion au fruit défendu : cueillir le cœur sur l’arbre. Il se peut que ce vers s'inspire ou ait inspiré une fresque d'Ernst sur une porte de la maison d'Eaubonne (celle d'Eluard et Gala) : l'on y voit une main tendue vers un coeur vert accroché à un arbre. Mais également Eluard a pu s'inspirer de ces quelques verts d'une célèbre poétesse du XIXè s. Marceline Desbordes-Valmore : « Vous aviez mon coeur, / Moi, j'avais le vôtre : / Un coeur pour un coeur ; / Bonheur pour bonheur » (Eluard l'utilisera dans une anthologie). « outre-sens » (v.2) = état extatique, forme de transe que provoque le sentiment amoureux. Néologisme formé sur « outre-mer » : au-delà des mers… Idée aussi que c’est au-delà des mots. Lexique religieux et mélioratif : « lumineux » (v.3), « pur » (v.3), « ange » (v.3), « Haut vers le ciel » (v.4. Rappelle la formule liturgique in excelsis = au plus haut des cieux). 2. La métaphore filée du fruit . La métaphore « Le cœur sur l’arbre » assimile le coeur à un fruit. Le péché originel commis par Adam et Eve est détourné ici : pas de connaissance du bien et du mal, mais de l’amour dans la pureté (« pur » v.3). Le motif resurgit au vers 10 et 11 : « Les fleurs sont desséchées, les graines sont perdues, / La canicule attend les grandes gelées blanches ». L’amour n’est pas fécond mais stérile. Motif de la fleur de l’amour rencontré à maintes 1 Asyndète : absence de mot de liaison, utilisation de la juxtaposition. Polysyndète : accumulation de mots de liaison (ici : et...et...). reprises en poésie : le carpe diem d’Horace, la rose de Ronsard, le colchique d’Apollinaire. C’est l’amour qui est éphémère ici et non la vie. Stérilité de l’amour qui aboutit à la mort. 3. « Poèmes » adopte alors le mouvement d’une chute . 1ère strophe : verticalité (« arbre » v.1 + tout le vers 4 ; la figure de l’ « ange » v.3). Puis la position « couchée » (v.6) de la 2nde strophe semble évoquer une certaine impuissance face à la « colline » (v.6) devant laquelle on se trouve (voir la thématique négative de la colline avec « Ne plus partager » : « Entre ce grand oiseau tremblant / Et la colline qui l'accable » v.8-9). Cette position semble annoncer celle du « pauvre mort » (v.12), des « bras blancs tout nus » uploads/Litterature/ la-poemes-eluard.pdf
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- Publié le Apv 16, 2021
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