Étude d’un muṣḥaf maghrébin atypique du XVIIe siècle : analyse conjointe des qi
Étude d’un muṣḥaf maghrébin atypique du XVIIe siècle : analyse conjointe des qirāʾāt et des encres Hassan Chahdi Patricia Roger-Puyo COLLÈGE DE FRANCE, PSL CNRS, IRAMAT-CEB 1. Introduction L’étude d’un manuscrit ancien relève souvent pour les chercheurs en ce domaine d’un questionnement sur le contenu de ce dernier.1 Pour les plus chanceux, la lecture en main propre d’un exemplaire qui a traversé les siècles grâce à un environnement préservant du mieux possible l’intégrité de l’ouvrage, sera alors réalisable, leur permettant de s’en imprégner au plus près. Quand l’analyse physique de la matière ayant servi à composer le texte est envisageable, sans dommage pour le document, à partir d’outils spécifiques parfaitement conçus à cet effet et maîtrisés, alors l’étude d’un manuscrit sous ce plan, revêt un intérêt particulier si le but est de mieux comprendre la construction matérielle du contenu. Notre recherche, menée en ce sens, concerne un manuscrit issu d’une collection privée provenant d’une aire culturelle bien circonscrite, le Maghreb, mais dont le lieu de copie n’est pas connu. L’objet de l’analyse des encres est de répondre aux interrogations suscitées par la présence en marge de ce muṣḥaf, d’un nombre important de variantes de lectures coraniques et en particulier de déterminer le nombre de copistes ayant participé, à des époques différentes à l’élaboration de cet ouvrage. L’histoire de ce manuscrit du XIe/XVIIe siècle est tout à fait particulière.2 En effet, une famille du sud du Maroc3 voulait à tout prix se débarrasser d’une caisse considérée sans valeur et qui contenait un nombre important d’affaires. Parmi celles-ci, un manuscrit du Coran, assez rustique et bien entretenu, allait être vendu afin d’en tirer quelques bénéfices. Certains membres de cette famille vivant en France, animés par un sentiment patriotique et par leur attachement culturel à leur pays d’origine, se sont opposés à sa vente. Ils ont décidé de le racheter afin qu’il reste au sein de la famille, mais aussi pour recueillir des informations sur sa nature et sa valeur Journal of Qur’anic Studies 19.3 (2017): 144–163 Edinburgh University Press DOI: 10.3366/jqs.2017.0306 # Centre of Islamic Studies, SOAS www.euppublishing.com/jqs scientifique. Il s’agit d’un manuscrit coranique maghrébin occidental, écrit selon la variante de Warsh, ayant dans ses marges en légende une série de variantes de lecture. Ce qui nous interpellait beaucoup plus est que le système employé pour désigner les qirāʾāt reposait sur l’usage de lettres et de mots symboliques, sans signification apparente, servant de code de lecture. Il est à notre connaissance assez rare de trouver sur un seul et même manuscrit un ensemble de qirāʾāt, étant donné que la norme en vigueur chez la plupart des oulémas est de proscrire toute forme d’écriture autre que celle du muṣḥaf4 de peur de confondre le texte coranique et ses variantes avec les propos prophétiques.5 Sur le plan pédagogique de l’enseignement des variantes de lectures, c’est à partir du IVe/Xe siècle que nous entendons parler de la question du jamʿ al-qirāʾāt6 et de leurs différents modes opératoires. Les oulémas divergent effectivement sur la manière de réciter l’ensemble des variantes de lectures à savoir si l’on doit réciter les variantes de lecture, une par une, du début du Coran jusqu’à sa fin ou bien s’il est permis de prendre comme référence une seule variante de lecture et de réciter les différentes variantes de lectures à chaque verset. Ibn al-Jazarī (m. 833/1430) mettra fin à cette divergence en démontrant le caractère licite du jamʿ al-qirāʾāt. Ce muṣḥaf comporte la quasi intégralité du Coran de Q. 2:23 à Q. 86:9. Il est de taille moyenne, 180 × 135 mm, et contient 13 lignes à la page. À première vue, le texte principal a été écrit avec une seule main, néanmoins, d’autres mains ont apporté des corrections en marge du texte. Le manuscrit a été l’objet d’une investigation fouillée du point de vue de son contenu; il comporte très peu de renseignements relatifs à sa fabrication mais porte les marques de plusieurs interventions. Du coup l’analyse matérielle des encres s’est justifiée en vue d’apporter des informations supplémentaires pour mieux comprendre la façon dont l’ouvrage pouvait être utilisé. L’étude des encres du muṣḥaf dans les meilleures conditions possibles fut ainsi entreprise,7 elle a visé à analyser les variantes de lectures ainsi que le texte et à essayer de cerner les pratiques employées lors de la réalisation de l’écrit. Pour ce faire, l’outil le plus précieux à ce jour qu’est notre œil a été employé pour reconnaître l’état général du manuscrit et des surfaces à étudier, pour découvrir préalablement d’éventuelles restaurations ou ajouts, pour en apprécier les homogénéités et les hétérogénéités. Sans porter atteinte à l’intégrité de l’objet patrimonial et aidé d’un stéréo-microscope, d’une caméra et d’autres outils d’analyse spectrométrique, nous sommes allés scruter plus profond encore pour améliorer la perception précédente et vérifier si nous pourrions obtenir de nouveaux éléments relatifs à la nature des matériaux employés. Bien que différentes méthodes d’analyses physico-chimiques soient disponibles pour l’étude des matériaux, elles ne sont pas toutes utilisables sans conduire à une destruction ou en nécessitant un prélèvement ;8 de ce fait les méthodes non destructives disponibles à l’Iramat-Ceb, développées selon le contexte légitime de conservation et de sécurité des manuscrits évitant de les extraire de leur milieu, ont été utilisées.9 Étude d’un muṣḥaf maghrébin atypique 145 2. Les particularités du manuscrit 2.1. Intitulés des sourates Dans les ouvrages classiques des « sciences du Coran », le statut des intitulés des sourates coraniques est une question controversée auprès des oulémas. Nous observons effectivement que les intitulés diffèrent de codex en codex mais aussi de personne en personne. Al-Zarkashī (m. 774/1372)10 et al-Suyūṭī11 (m. 911/1505) font état de ces divergences dont le statut nous importe peu dans notre observation. Néanmoins, ce manuscrit maghrébin est assez singulier puisqu’il comporte des titres de sourates qui ne sont pas utilisés comme tels en Andalousie et au Maghreb. Les ouvrages de référence pour la graphie (rasm) et la ponctuation vocalique (ḍabṭ) du Coran au Maghreb occidental sont ceux d’al-Dānī (m. 444/1053) avec al-Muqniʿ et ceux de son disciple Ibn Najāḥ(m. 496/1103) avec son Mukhtaṣar tabyīn li-hijāʾ al-tanzīl. Prenons comme exemple la sourate 23. Nous observons qu’Ibn Najāḥ12 en Occident et Ibn Abū Dāwūd (m. 316/928)13 en Orient lui attribuent le titre al-Muʾminūn. Et pourtant, ce manuscrit occidental lui attribue le titre al-Falāḥ: intitulé qui n’est cité par aucune référence du Maghreb occidental (fig. 1). Une situation analogue est observée pour la sourate 37 dont le titre reste connu comme « al-Ṣāffāt ». Néanmoins, ce manuscrit retient celui d’ « al-Yaqṭīn » en référence à un arbre cité dans le verset Q. 37:146 (fig. 2). 2.2. Copie, oubli et corrections Pour ce manuscrit, nous avons un copiste pour le texte principal et une ou deux autres mains pour les corrections dans les marges, probablement des correcteurs. Le nom du copiste du texte principal est indiqué à l’intérieur de la page de couverture : ʿAbd Allāh b. Ibrāhīm (copie datée de 1013/1604). Quelques éléments nous permettent d’évoquer l’hypothèse d’un correcteur parce que certaines erreurs apparaissent dans plusieurs versets dès les premières pages du Coran, Fig. 1. Titre du Q. 23 « al-Falāḥ». Fig. 2. Titre du Q. 37 « al-Yaqṭīn ». 146 Journal of Qur’anic Studies erreurs dont la correction est écrite en marge du texte coranique avec une écriture bien plus grande et un style moins raffiné. Par ailleurs, les variantes de lectures dans les marges sont généralement attribués aux sept qurrāʾ séléctionnées par Ibn Mujāhid (m. 324/936). Dans ce manuscrit, le texte lui-même a été parfois raturé à cause d’erreurs sur des versets coraniques. Par exemple, pour Q. 2:68–69 une partie du verset erroné n’a pas été barrée—probablement par oubli—et pourrait induire en erreur celui qui ne mémorise pas le Coran (fig. 3). Nous avons également observé des corrections au stylo bille (seconde moitié du XXe siècle). Il est toutefois possible que le copiste ait tout simplement fait une erreur ou bien qu’en écrivant le Coran de mémoire, il ait oublié ce verset (fig. 4). Fig. 3. Q. 2:68–69. Fig. 4. Q. 77:29–34. Étude d’un muṣḥaf maghrébin atypique 147 Dans Q. 83:22–25 (fig. 5) on peut distinguer que le trait tiré jusqu’au verset manquant en marge est au stylo bille. Il peut s’agir de corrections récentes ou d’anciennes repérées seulement récemment et le correcteur a utilisé pour écrire le verset manquant une encre de même couleur que celle du texte. Cela induit différentes hypothèses : a) ce verset a pu être absent pendant un certain temps dans le muṣḥaf ; et b) les correcteurs (stylo bille et encre en marge) peuvent être les mêmes personnes ou pas et si deux personnes sont intervenues, ce qui semble plus probable (étant donné qu’un tel exemple est visible dans le manuscrit), la signalisation de l’emplacement exact du verset au niveau du texte est bien plus récente que la correction. 3. Analyse des encres L’encre utilisée pour le texte principal présente des parties noires et brunes, la diminution de la tonalité pouvant correspondre soit au fait que la charge de matière sur uploads/Litterature/ chahdi-2017.pdf
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- Publié le Dec 07, 2021
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