La tentation poétique de la chanson… Isabelle Marc 1 La tentation poétique de l
La tentation poétique de la chanson… Isabelle Marc 1 La tentation poétique de la chanson française : le cas de Dominque A Isabelle Marc Universidad Complutense – University of Leeds Texte issu de la communication présentée lors du congrès international “Poésie et chanson. De la France à l’Europe”, organisé à Morgex par la Société Natalino Sapegno du 11 au 13 juillet 2013. Ce texte n’a pas fait l’objet de révisions de la part des organisateurs. En principe, il fera l’objet d’une publication scientifique coordonnée par l’IASPM Italia. Résumé : L’objectif du présent travail est d’explorer les enjeux du processus canonisation de la chanson française, illustré de façon paradigmatique par l’attribution du grand prix de l’Académie à George Brassens et présent jusqu’à nos jours, et qui consiste à considérer que la chanson n’appartient pas au domaine du divertissement mais à celui de la poésie, donc de « l’art véritable ». Ce processus, que je qualifie de «tentation poétique», constitue à la fois un outil, une étiquette, pour la critique musicale et une dynamique pour la création. Pour ce faire, j’étudierai la figure de Dominique A, un des chefs de file de la « nouvelle scène française » en analysant brièvement le discours critique généré suite à la parution de son album Vers les leurs (2012) en France et en Espagne, dans le contexte général de l’emploi du « label » poésie comme gage de qualité dans la presse musicale française contemporaine. J’esquisserai ensuite une lecture « poétique » de d'album Vers les lueurs, en me concentrant notamment sur la chanson « Ostinato ». L’analyse de ces exemples nous permettra de constater que la poésie en particulier, et la culture lettrée en général, constituent effectivement un horizon pour la création des musiques actuelles en France et ce chez des artistes aussi « majoritaires» que Dominique A. «C’est par des chansons que commence toute histoire de la poésie. Aussi, en récompensant un de ceux que jadis on appelait ménestrels, n’avons-nous pas le sentiment de céder au caprice d’une mode, mais au contraire de renouer une tradition qui remonte aux premiers âges de notre langue». C’est ainsi que le Secrétaire perpétuel de l’Académie française, Maurice Genevois (Genevois 1967) justifiait la remise du Grand Prix de la Poésie à Georges Brassens en 1967 en rattachant l’ACI sétois à la tradition littéraire. En ce sens, il ajoutait: S’ils n’ont pas l’humeur vagabonde [les ménestrels modernes], le disque, la radio et la télévision leur permettent de trouver des millions d’auditeurs ; mais ces facilités ne leur sont pas offertes sans rançon. En échange, ils doivent accepter le verdict omnipotent de cette multitude et, quand on réfléchit aux contraintes qu’impose une telle condition, la médiocrité des produits que fournit généralement l’industrie de la chanson ne surprend pas. Ce qui étonne et réconforte, c’est que ce public, tout étourdi qu’il est par les fables de la presse du cœur et les incantations de la publicité, ait su distinguer, dans le fracas des percussions et des guitares électriques, la voix sourde et tendre d’un Georges Brassens. La tentation poétique de la chanson… Isabelle Marc 2 L’Académie condamnait donc sans ambages la médiocrité des pratiques et des produits de la culture de «masse» ainsi que l’«étourdissement» et la passivité des publics populaires dans une déclaration de principes que l’on peut considérer comme « idéalistes ». En revanche, les Immortels reconnaissaient que ces mêmes publics avaient su discerner l’exceptionnalité de Georges Brassens. En effet, si Brassens méritait le Prix c’était bien parce qu’il était différent; son œuvre, sa voix ne relevaient pas des temps modernes, des «percussions» et des «guitares électriques»1 mais se hissaient au-dessus du banal de l’«industrie de la chanson» grâce à ses racines patrimoniales. L’attribution du prix de l’Académie à Brassens constitue un moment clé dans le processus de légitimation/canonisation esthétique de la chanson française, retracé notamment par Dimitris Papanikolau (2007: 13-20) en vertu duquel la «bonne» chanson française a été assimilée au domaine de la poésie, possédant à ce titre une valeur incontestable (Papanikolau 2007: 14). Cette évolution a bien sûr été marquée par l’inclusion de Ferré puis du propre Brassens et de bien d’autres ACI dans la collection «Poètes d’aujourd’hui» puis de «Poésie et chanson» chez Seghers. L’exemple paradigmatique de Brassens, devenu mythe national et métonymie de la chanson française (Papanikolau 2007: 31-33; Looseley 2003: chapitre 4), met en évidence les deux stratégies critiques complémentaires de légitimation de la chanson consistant d’une part à la considérer comme une évolution de l’histoire littéraire (Canteloube-Ferrieu 1981, Ferrier 2012) et d’autre part comme un survivant de la tradition poétique orale (Zumthor 1983). Presque cinquante ans plus tard, en dépit des transformations profondes subies par la société et la culture françaises, le discours de légitimation/canonisation de certains artistes et de certains genres «populaires» semble être parfaitement opérationnel chez les institutions de l'État, chez les prescripteurs culturels et chez la critique universitaire qui s’efforcent pour légitimer des genres tels que le rap2 ou la « nouvelle scène française ». Parmi les représentants de cette nouvelle scène, Dominique A reçoit une attention particulière. Avec 20 de carrière et 8 albums, jouissant d’un prestige critique indéniable et d’un public relativement restreint mais inconditionnel, Dominique A a finalement obtenu la Victoire de la Musique au meilleur artiste masculin en 2013 avec son album Vers les lueurs3. Ce prix confirme le succès d’une catégorie de musique française caractérisé notamment par l’exigence textuelle. Comme nous le verrons, en reconnaissant ce soin pour «le texte» des chansons, la critique emploie souvent le 1 Notons la perception négative des sonorités non-patrimoniales. 2 Le cas du rap est paradigmatique en ce sens: depuis la protection que lui est accordée par Jack Lang (Boucher 1998: 108; Looseley 2003: 145) jusqu'à la remise de l'ordre de Arts et des Lettres à Abd al Malik par la Ministre Christine Albanel en 2008, cette musique fait l'objet d'une stratégie de légitimation incessante de la part des pouvoirs publics. Par ailleurs, les nombreux travaux universitaires en la matière (Lapassade et Rousselot 1996 ; Béthune 1999, Pecqueux 2007, Marc 2008) contribuent à consolider la représentation du rap comme pratique artistique et notamment poétique. Parallèlement, les plus conservateurs de la société persistent dans leur critique contre les milieux hardcore de la culture hip hop. 3 Pour les réactions de l’artiste à ce prix, voir par exemple l’entretien accordé aux Inrokuptib-les daté du 2 février 2013: http://www.lesinrocks.com/2013/02/12/musique/dominique-a-cette-victoire-a-une- saveur-particuliere-11359802/ La tentation poétique de la chanson… Isabelle Marc 3 champ lexical de la poésie et de la création littéraire, le situant donc dans la lignée de Brassens et des grands auteurs-compositeurs-interprètes qui, comme lui, auraient dépassé les frontières du spectacle, du divertissement, pour entrer dans le territoire de la littérature, de l'art. L'objet du présent travail consiste à interroger la continuité de ce processus de canonisation, que je qualifierais ici de «tentation poétique», comme survivance des réflexes idéalistes, comme trait caractéristique du panorama musical français actuel et comme ressort ou dynamique de la création. Pour ce faire, j'étudierai brièvement le discours critique généré suite à la parution de Vers les leurs en explorant l’usage du concept de poésie dans le domaine des musiques actuelles; enfin, j'esquisserai une lecture « poétique » de d'album. Les discours sur Vers les lueurs Un des objectifs du colloque qui a donné lieu au présent travail4 consistait à étudier la diffusion et l'influence de l'âge d'or de la chanson française – l'âge des grands ACI – en Europe. C'est pourquoi je voudrais commencer mon analyse en me référant à la réception de Dominique A au-delà des frontières de l'Hexagone, notamment en Espagne, pays où j'enseigne la culture et la langue françaises depuis plus de dix ans. Cette approche extérieure prouvera d’une part que les musiques actuelles françaises conservent leur «rayonnement» à l'étranger ; d'autre part, et de façon plus significative, le regard étranger et excentré nous permettra de «défamiliariser» notre perception de la culture nationale5. Bien que de nos jours l’influence de la musique française en Espagne soit moindre si on la compare à l’apogée de l’invasion du yéyé et des ACI dans les années 1960 (Marc 2013), elle conserve un certain succès commercial et une partie de son ancien prestige. En ce sens, Dominique A est l’un des artistes français contemporains les plus connus en Espagne; tout comme en France, son public n’est pas un public de masse – l'apanage des grandes stars anglo-américaines – mais un public de connaisseurs, qui, paradoxalement, ne comprennent pas toujours ses textes. Certes, il n’atteint pas les cotes de popularité de David Guetta ou de Daft Punk, mais contrairement à ces derniers, il est reconnu comme un artiste français, peut-être tout simplement parce que, face aux artistes susmentionnés, il chante en français – ; d’ailleurs, nous verrons que la reconnaissance de sa « francité » est lourde de sens. Ainsi, en 2013, à l'occasion de la parution de Vers les lueurs et de la réédition de sa discographie, il a fait une tournée de douze concerts en Espagne qui a rencontré un franc succès auprès du public et uploads/Litterature/ la-tentation-poetique-de-la-chanson-francaise-le-cas-de-dominique-a-version-academia-pdf 1 .pdf
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- Publié le Jui 02, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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