La voix narrative dans Sylvie1 de GÉrard de Nerval Poser la question de la voix

La voix narrative dans Sylvie1 de GÉrard de Nerval Poser la question de la voix narrative revient à se demander qui raconte 2. J’écarte d’emblée la discussion sur l’équivalence entre auteur et narrateur parce qu’elle me paraît excéder le domaine de la narratologie. La structure générale de Sylvie est claire : on a affaire à un narrateur autodiégétique qui emploie le « je » pour livrer au lecteur quelques bribes de son passé. Cette question inaugurale peut être couplée à celle du mode de récit qui envisage les notions de points de vue. Là encore, la question paraît résolue d’emblée puisque, par définition, le « je » autobiographique soumet sa narration aux limites de son unique point de vue. Cependant, d’une part une structure qui organise une segmentation temporelle du type de Sylvie est forcément au moins bivocale mettant en valeur les clivages du « je », d’autre part, au niveau microstructural, elle intègre des parcelles de discours autres, émanant de voix multiples qui se croisent et s’organisent dans une polyphonie toujours orchestrée par le « je » narrateur. Dès lors, comment démontrer l’hétérogénéité énonciative de Sylvie ? Le statut du « je » est à évaluer de même que la place réservée à la parole de l’Autre. Mais dans Sylvie, le partage des voix n’est pas toujours facile à établir ; l’ambiguïté est souvent entretenue par la voix unitaire du narrateur qui vise l’homogénéité des discours. La voix narrative finalement ne devient-elle pas dans Sylvie une voix poétique qui fait se rejoindre l’outil narratologique avec la voix, dans son sens matériel et originel ? 1. L’hétérogénéité énonciative : processus de distanciation entre le discours du narrateur et ses personnages 1.1. Le « je » personnage : une figure protéiforme Comment s’exprime la polyphonie de Sylvie ? Il peut paraître paradoxal de parler de polyphonie à l’égard d’une œuvre où un narrateur parle en son nom, employant le pronom « je » pour relater des souvenirs. Mais Sylvie est une nouvelle placée sous le signe du théâtre et de la métamorphose. Elle s’ouvre et se referme sur une scène théâtrale et tout au long, le personnage du « je » lui-même n’échappe pas aux modifications d’apparence révélatrices d’un changement plus essentiel, qui se donnent à lire au travers de formules comme « en grande tenue de soupirant » (172), « et nous, enfants de ces contrées, [...] nous décorant du 1 In Les Filles du feu, 1854 et Sylvie (parue dans La Revue des Deux Mondes, 15 août 1853), Paris, GF Flammarion, 1994. 2 Voir Gérard Genette, Fiction et diction, Paris, Seuil, 1991, p. 78 : « Les caractères de la voix narrative se ramènent pour l’essentiel à des distinctions de temps, de personne et de niveau ». titre de chevaliers » (176), « nos costumes modernes dérangeaient seuls l’illusion » (181), lors d’une scène où le présent travestit la pureté originelle, « j’accompagnais la troupe en qualité de seigneur-poète » (205), sans parler bien sûr de la célèbre scène du déguisement du personnage en « marié de l’autre siècle » (188) dont la magie est accentuée par la formule « en un instant » : En un instant, je me transformai en marié de l’autre siècle 3 (188). Le « je » personnage se disperse sous des parures qui éludent son identité véritable en faisant de lui un personnage protéiforme. Le « je » peut aussi se fondre dans une pluralité indécise lorsqu’il se donne comme le porte-parole d’une communauté ; c’est le cas au début de Sylvie pour les occurrences du pronom « nous » ou des adjectifs possessifs de la même personne. Nous vivions alors dans une époque étrange. (173) L’ambition n’était cependant pas de notre âge. (174) Mais pour cette œuvre, l’analyse des manifestations du « je », de la personne en général, est indissociable de celle de la temporalité. Sylvie ne présente pas une bipartition claire entre deux époques, passé et présent de la narration, comme dans un récit strictement autobiographique où le narrateur est censé restranscrire le trajet linéaire d’une vie en respectant le plus possible l’ordre chronologique référentiel. Au contraire, le traitement particulier du temps entraîne une dispersion du « je » au sein d’une temporalité éclatée au sens où Sylvie se construit sur des « éclats » de temps. Le lecteur est confronté à une sorte de kaleidoscope d’instants qui surgissent dans la fulgurance du souvenir : Tout à coup je pensai à l’image vaine qui m’avait égaré si longtemps (193). Mais le lecteur n’est pas pour autant totalement désorienté parce que le narrateur a soin de poser un double point d’ancrage qui organise les différentes strates temporelles : d’un côté le moment de la narration, que le lecteur rattrape à la fin, dans le Dernier feuillet, et qui s’immobilise dans l’itération : 3 Une deuxième occurrence de ce même syntagme se trouve dans la nouvelle : « En un instant, j’étais à ses côtés » (191). Je l’appelle quelquefois Lolotte, et elle me trouve un peu de ressemblance avec Werther (207). De l’autre le point de départ des souvenirs, époque inaugurale de l’œuvre, située dans un passé indéfini, un « alors » imprécis, auquel le narrateur revient régulièrement et ostensiblement comme à une balise sécurisante. C’est une scène de théâtre à Paris, où le « je » déclare son admiration pour une actrice non nommée qui ouvre la nouvelle. Après la parenthèse du « souvenir à demi rêvé » qui projette le personnage dans ses souvenirs d’enfance, on revient à cette borne temporelle et le personnage décide de partir pour Loisy, à la fête de l’Arc. Suivent des souvenirs postérieurs au précédent 4. Le trajet spatial entrepris vers le Valois se double alors d’un parcours mémoriel, dans un autre temps, dans le Valois de l’enfance : cet espace-temps est nettement signalé en ouverture et en clôture, après le voyage dans la mémoire : Pendant que la voiture monte les côtes, recomposons les souvenirs du temps où j’y venais souvent. (180) Voici la voiture qui s’arrête sur la route du Plessis ; j’échappe au monde des rêveries. (191) Le chapitre VII signale un retour au temps premier, noté par l’émergence du présent : Il est quatre heures du matin ; la route plonge dans un pli de terrain ; elle remonte. (189) et il s’ouvre sur l’évocation d’un souvenir difficile à dater (Châalis) associé à l’apparition d’Adrienne. À partir de là, après encore un retour au temps premier, les souvenirs sont évoqués en commun avec Sylvie. Le chapitre XIII enfin note un ultime retour à ce point du passé avant le Dernier Feuillet. Le personnage disparaît alors et on rejoint l’époque de la narration. Le partage usuel en un aujourd’hui et un autrefois qui distingue nettement l’époque de la narration et l’époque du passé est subverti par une distribution chaotique des adverbes de temps même si celle-ci reste parcimonieuse. L’adverbe « aujourd’hui » coïncide avec l’époque de la narration (207, 209, 209, 219, 219) ou l’époque de l’énonciation (dans le cas du discours direct, 197) mais reste 4 Comme le prouvent plusieurs indices temporels : « quelques années s’étaient écoulées : l’époque où j’avais rencontré Adrienne devant le château n’était plus déjà qu’un souvenir d’enfance » (180). troublant quand il s’insère dans un passage de discours direct libre (179) au référent indécidable. Elle m’aimait seul, moi le petit Parisien, quand j’allais voir près de Loisy mon pauvre oncle, mort aujourd’hui. (179) Trois occurrences de « jadis » 5 apparaissent dans le second mouvement de Sylvie, comme un regard nostalgique sur un passé définitivement perdu et une plus forte proportion d’« autrefois » 6 est à noter dans cette même partie pour l’évocation d’un passé commun et comme pour l’évocation d’un passé au second degré. Une concentration de cet adverbe est manifeste dans les chapitres VIII à X : elle stigmatise la rencontre impossible avec le passé (avant le Retour du chapitre XI). Ces adverbes sont privilégiés par l’élégie 7 construite sur une distribution du « je » dans différentes époques. Cette hétérogénéité liée à la temporalité s’associe à un mode particulier de parole rapportée. 1.2. La citation comme mode de l’hétérogénéité montrée 8 Parmi les différents types de discours rapporté, le discours direct est celui qui repose sur un processus de citation et établit de fait une démarcation nette entre les propos rapportés et la locution narrative. Qui emploie le discours direct, autrement dit quelle est la source énonciative ? Que dit cette voix ? Avec quel effet ? Je m’intéresse pour l’instant aux cas où la source énonciative est clairement identifiable, par des incises ou par le recours au contexte. Si on exclut les occurrences qui se trouvent dans Les Chansons et Légendes du Valois, seulement 26 occurrences de « je » ou « j’ » élidé réfèrent à une personne autre que le personnage - narrateur, qui en compte, lui, 145 occurrences. Apparemment, le narrateur laisse peu de place à la parole de l’Autre dans son récit. Parmi ces tiers uploads/Litterature/ la-voix-narrative-dans-sylvie-de-gerard-de-nerval.pdf

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