Marc Angenot Pour une théorie du discours social : problématique d'une recherch
Marc Angenot Pour une théorie du discours social : problématique d'une recherche en cours In: Littérature, N°70, 1988. Médiations du social, recherches actuelles. pp. 82-98. Citer ce document / Cite this document : Angenot Marc. Pour une théorie du discours social : problématique d'une recherche en cours. In: Littérature, N°70, 1988. Médiations du social, recherches actuelles. pp. 82-98. doi : 10.3406/litt.1988.2283 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/litt_0047-4800_1988_num_70_2_2283 Marc Angenot, McGill University, Montréal. POUR UNE THÉORIE DU DISCOURS SOCIAL : PROBLÉMATIQUE D'UNE RECHERCHE EN COURS « En songeant à ce qu'on disait dans leur village et qu'il y avait jus qu'aux antipodes d'autres Coulon, d'autres Marescot, d'autres Fou- reau, ils sentaient peser sur eux comme la lourdeur de toute la Terre. » Flaubert, Bouvard et Pécuchet, ch. VIII. Je voudrais esquisser dans les pages qui suivent le cadre d'une recherche qui porte sur l'analyse du discours social propre à un état de société. J'essaierai de fournir quelques arguments de nature à montrer l'intérêt, la fécondité potentielle, le « bien-fondé » d'une approche de ce genre '. Il s'agit donc de décrire la problématique de travaux en cours, qui ont fourni déjà de nombreuses publications et vont aboutir à un ouvrage de synthèse sur « Mil huit cent quatre-vingt-neuf : un état du discours social 2 ». Cette recherche résulte en effet de l'examen d'un échantillonnage raisonné de toute la « chose imprimée » produite en français au cours d'une année, 1889, échantillonnage englobant le libre comme le quotidien, le périodique, l'affiche; elle cherche à décrire et à rendre raison de tous les domaines discursifs, ceux traditionnellement inves- tigués, comme la littérature ou les écrits scientifiques, et ceux que l'érudition néglige ou ignore. L'analyse systématique de ce « matériau » ne vise pas seulement à produire un tableau des genres, des thèmes, des « idéologies », 1. Peut-être faut-il insister d'emblée sur le fait que cette description ne sera qu'une esquisse qui laisse bien des problèmes en suspens, et qu'elle ne peut être autre chose en une vingtaine de pages. 2. L'auteur de cet article a publié à ce jour un cahier de recherche, Ce que l'on dit des juifs en 1889 (Montréal, C.I.E.E., 1984), un livre, Le Cru et le Faisandé: sexe, discours social et littérature à la Belle époque (Bruxelles, Labor, 1986) et une douzaine d'articles dont, dans la présente revue : « On est toujours le disciple de quelqu'un, ou le mystère du pousse au crime », Littérature. 49, 1983, pp. 50-62. 82 des styles d'une époque. Elle appelle la construction d'une théorie et de propositions de synthèse, que la mise en forme du matériau récolté est censée venir illustrer et justifier. En se mettant à l'écoute de toute la rumeur sociale de 1 889, le chercheur espère donc parvenir à donner une consistance théorique à cette notion de « discours social » évoquée plus haut 3. Le discours social Le discours social : tout ce qui se dit et s'écrit dans un état de société; tout ce qui s'imprime, tout ce qui se parle publiquement ou se représente aujourd'hui dans les médias électroniques. Tout ce qui narre et argumente, si l'on pose que narrer et argumenter sont les deux grands modes de mise en discours. Ou plutôt, appelons « discours social » non pas ce tout empirique, à la fois cacophonique et redondant, mais les systèmes génériques, les répertoires topiques, les règles d'enchaînement d'énoncés qui, dans une société donnée, organisent le dicible - le narrable et l'opinable - et assurent la division du travail discursif. Il s'agit alors de faire apparaître un système régulateur global dont la nature n'est pas donnée d'emblée à l'observation, des règles de production et de circulation, autant qu'un tableau des produits. Ce que je propose est de prendre en totalité la production sociale du sens et de la représentation du monde, production qui présuppose le « système complet des intérêts dont une société est chargée» (Fossaert, 1983, 331). J'envisage de prendre à bras-le-corps, si l'on peut dire, l'énorme masse des discours qui viennent à l'oreille de l'homme en société. Je pense qu'il faut parcourir et baliser le tout de cette vaste rumeur où il y a les lieux communs de la conversation et les blagues du Café du Commerce, les espaces triviaux du journalisme, des doxographes de « l'opinion publique », aussi bien que les formes éthérées de la recherche esthétique, de la spéculation philosophique, de la formalisation scientifique; où il y a aussi bien les slogans et les doctrines politiques qui s'affrontent en tonitruant, que les murmures périphériques de groupuscules dissidents. Tous ces discours sont pourvus en un moment donné d'acceptabilités et de charmes : ils ont une efficace sociale et des publics captifs, dont l'habitus doxique comporte une perméabilité particulière à ces influences, une capacité de les goûter et d'en renouveler le besoin. Parler de discours social, c'est aborder les discours qui se tiennent comme 3. L'expression de discours social est apparue d'abord comme titre d'une revue de sociologie littéraire lancée par R. Escarpit et l'I.L.T.A.M. de Bordeaux en 1970, revue dont le titre ne se trouve à ma connaissance ni expliqué ni commenté. La locution se rencontre depuis quinze ans au détour de telle et telle analyse comme si elle n'appelait pas de précision (on verra par exemple l'index du Bulletin signalétique du C.N.R.S.). Dans un ouvrage paru en 1983, Les structures idéologiques. Robert Fossaert inscrit le concept de « discours social total » dans un système cohérent et rigoureux. Ma présente stratégie de recherche ne me permet pas d'adhérer à sa définition large - toute la signifiance culturelle, sémiosis et hystérésis - et les dimensions de cet article ne me permettent que d'indiquer implicitement mes raisons pour cela (voir note 10). 83 des faits sociaux et dès lors des faits historiques. C'est voir, dans ce qui s'écrit et se dit dans une société des faits qui « fonctionnent indépendamment » des usages que chaque individu leur attribue, qui existent « en dehors des cons ciences individuelles » et qui sont doués d'une « puissance » en vertu de laquelle ils s'imposent. Dans ce projet d'une analyse des discours comme produits sociaux, le lecteur aura reconnu un écho des principes de Durkheim. 1. Une interaction généralisée A première vue, la vaste rumeur des discours sociaux donne l'impression du tohu-bohu, de la cacophonie, d'une extrême diversité de thèmes, d'opinions, de langages, de jargons et de styles; c'est à cette multiplicité, cette « hétéro- glossie » ou « hétérologie » que la pensée de M. Bakhtine s'est surtout arrêtée. Bakhtine accentue unilatéralement la fluidité, la dérive créatrice en une représentation du social comme lieu où des consciences - « responsoriales », dialogisées - sont en interaction constante, un lieu où les légitimités, les hiérarchies, les contraintes et les dominantes ne sont prises en considération que dans la mesure où elles fournissent matière à l'hétéroglossie et, dans l'ordre esthétique, au texte polyphonique. Nous ne pouvons suivre Bakhtine dans ce « mythe démocratique » (J. Bessière). Le discours social n'est ni un espace indéterminé où des thématisations diverses se produisent aléatoirement, ni une juxtaposition de sociolectes, de genres et de styles renfermés sur leurs traditions propres et évoluant selon leurs seuls enjeux locaux. Parler du discours social, ce sera donc décrire un objet composé, formé d'une série de sous- ensembles interactifs, d'éléments migrants, où opèrent des tendances hégé moniques et des lois tacites 4. Nous retiendrons de Bakhtine cependant la thèse d'une interaction génér alisée. Les genres et les discours ne forment pas des complexes imperméables les uns aux autres. Les énoncés ne sont pas à traiter comme dés monades, mais comme des « maillons » de chaînes dialogiques; ils ne se suffisent pas à eux-mêmes, ils sont les reflets les uns des autres, « pleins d'échos et de rappels », pénétrés des visions du monde, tendances, théories d'une époque. On devrait reprendre et développer ici les notions d'intertextualité (comme circulation et transformation d'idéologèmes, c'est-à-dire de petites unités signifiantes dotées d'acceptabilité diffuse dans une doxa donnée) et d'interdiscursivité (comme interaction et influence des axiomatiques des discours). Ces notions appellent la recherche de règles ou de tendances, aucunement universelles, mais suscept ibles de définir, d'identifier un état donné du discours social. Elles invitent à voir comment, par exemple, certains idéologèmes reçoivent leur acceptabilité d'une grande capacité de mutation et de relance passant de la presse d'actualité 4. On reconnaîtra dans ces remarques une référence à l'axiome de Bakhtine et VoloSinov, Le Marxisme et la philosophie du langage (1929). 84 au roman, au discours médical et scientifique, à l'essai de « philosophie sociale », etc. Ce qui s'énonce dans la vie sociale accuse d'autre part des stratégies par quoi l'énoncé « reconnaît » son positionnement dans l'économie discursive et opère selon cette reconnaissance; le discours social, comme unité globale, est la résultante de ces stratégies divergentes, mais non aléatoires. 2. Allégorèse, interlisibilité L'effet de « masse synchronique » du discours social surdétermine la lisibilité (le mode de lecture) des textes particuliers qui forment cette masse. A la lecture d'un texte donné, uploads/Litterature/ angenot-marc-pour-une-theorie-du-discours-social-problematique-d-x27-une-recherche-en-cours.pdf
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- Publié le Nov 10, 2022
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- Langue French
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