LEO STRAUSS ET LA DÉCOUVERTE DU CLASSICISME ÉSOTÉRIQUE CHEZ LESSING Marc Buhot

LEO STRAUSS ET LA DÉCOUVERTE DU CLASSICISME ÉSOTÉRIQUE CHEZ LESSING Marc Buhot de Launay Presses Universitaires de France | « Les Études philosophiques » 2003/2 n° 65 | pages 245 à 259 ISSN 0014-2166 ISBN 9782130534419 Article disponible en ligne à l'adresse : -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- https://www.cairn.inforevue-les-etudes-philosophiques-2003-2-page-245.htm -------------------------------------------------------------------------------------------------------------------- Distribution électronique Cairn.info pour Presses Universitaires de France. © Presses Universitaires de France. Tous droits réservés pour tous pays. La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la licence souscrite par votre établissement. 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À cette occasion, Leo Strauss évoque sa dette à l’égard de Les- sing : c’est lui qui l’aurait aidé dans son travail sur l’interprétation du Traité théologico-politique de Spinoza, car cette analyse l’aurait conduit à lire certains textes théologiques de l’auteur de Nathan le Sage ; mais Strauss ajoute aussi- tôt, peut-être pour davantage souligner l’importance de ce qui le lie à Les- sing, que ce dernier est « l’auteur du seul dialogue improvisé sur un sujet philosophique » – il s’agit sans nul doute de Ernst et Falk, mais on pourrait aussi penser à la fameuse conversation avec Jacobi transcrite par ce der- nier –, et, surtout, Strauss précise sa dette en l’accroissant considérable- ment : « Comme je l’ai constaté plus tard, Lessing avait dit tout ce que j’ai découvert sur la distinction entre exotérique et ésotérique, ainsi que sur les raisons de cette distinction. » C’est donc à Lessing que Strauss devrait ce qui, au regard d’une part de sa réception, fait l’essentiel de son originalité dans la lecture des textes classiques, et, partant, de sa conception de la vertu princi- pale des philosophes lorsqu’ils interviennent dans un cadre public ; or, comme ce qui règle ce mode d’intervention public, ce qui détermine cette vertu-là, faite de modération, de discrétion et de ruse bien comprise, repose sur une conception des rapports entre philosophie et opinion – qui va jus- qu’à dramatiser leur conflit jugé inévitable et décisif quant à la survie des philosophes –, en même temps que sur une conception de l’importance cru- ciale de la philosophie politique, ainsi que sur la volonté straussienne de pré- senter le conflit entre « foi » et « raison » comme tout aussi irréductible que moteur, la dette que Strauss reconnaît semble, en réalité, immense. 1. « A giving of Accounts : Jacob Klein and Leo Strauss », The College, Annapolis, no 1, avril 1970, p. 3 (repris in L. Strauss, Jewish Philosophy and the Crisis of Modernity, New York, State University of NY Press, 1997). Les Études philosophiques, no 2/2003 Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.246.2.244 - 29/10/2019 12:45 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.246.2.244 - 29/10/2019 12:45 - © Presses Universitaires de France Comment se fait-il que Strauss ait attendu 1970 pour faire un tel aveu ? Pourquoi n’a-t-il pas plus tôt consacré une étude à cet auteur si décisif ? Si l’on pose la question de manière non pas plus agressive, mais plus sou- cieuse d’acribie, c’est-à-dire dans la perspective que Strauss lui-même nous invite à suivre au cours de toute son œuvre, force est de se demander si la discrétion dont il a fait preuve à l’égard de Lessing ne fait pas figure de symptôme. La première réponse, la plus intime peut-être, Strauss nous la donne dans un texte de 1937, resté inédit, intitulé « À la mémoire de Lessing » (tra- duction impropre de son titre original Eine Erinnerung an Lessing qui couple au souvenir l’idée d’un hommage bien particulier), et qui s’ouvre sur ces mots : « La présente explication des intentions de Lessing est l’essai d’un admirateur passionné, non celui d’un savant ; il est le résultat d’heures de loisir, et non d’années de travail. » Mais Strauss justifie immédiatement son propos en affirmant le « privilège », certes « contraignant », dont jouit le futur savant, et qui consiste en ce que seul son loisir justifie son travail... Strauss invite ensuite son lecteur à considérer que tout ce qui est analysé des rapports entre Lessing et le christianisme pourrait fort bien être lu comme s’il s’agissait d’un auteur juif débattant avec son judaïsme. Et cette brève page se conclut sur ces phrases : « L’auteur avait eu la faiblesse de vouloir consacrer son attention plutôt à un auteur juif. Mais, malgré de sérieuses recherches, il n’a trouvé parmi les Juifs renégats ou équivoques de l’époque moderne pas un seul homme qui ait eu la liberté intellectuelle d’un Lessing. Au demeurant, l’auteur n’était pas oublieux du devoir de reconnaissance qui oblige sa nation à l’égard de ce grand fils de la nation allemande, surtout en ces instants d’adieu. »1 Heinrich Maier, l’éditeur des œuvres de Strauss en allemand, nous indique que Strauss avait d’abord ainsi rédigé la dernière phrase : « Surtout en cet instant de séparation. » C’est bien d’une dette qu’il s’agit, et peut-être est-il impossible de s’acquitter jamais vraiment des dettes les plus profondes si, comme c’est sans doute le cas ici, s’en acquitter signi- fierait pour Strauss rompre véritablement avec ce qu’il a chéri dans sa jeu- nesse, avec une Allemagne où la formation lycéenne classique impliquait qu’on vénérât le Lessing du Laocoon, de la Dramaturgie de Hambourg, de Nathan le Sage, c’est-à-dire le stéréotype d’un Lessing champion de la tolé- rance et des idéaux de l’Aufklärung. Il est fort probable, mais non pas certain, que Strauss ait préféré jamais n’acquitter sa dette à l’égard de l’Allemagne, et que l’identification de cette dette avec une œuvre d’amateur passionné l’ait empêché de l’écrire – mais je ne me risquerai pas à établir une analogie entre ce rapport particulier de Strauss à Lessing et le « complexe de Rome » dont Freud dit avoir souffert. Ne serait-ce que par fidélité à un auteur qui a fus- tigé chez Machiavel l’idée qu’on pouvait devenir maître de la fortune, et ainsi nier le hasard ; ne serait-ce que par respect pour le principe méthodolo- gique qu’il a toujours défendu, à savoir ne pas s’imaginer comprendre un 246 Marc de Launay 1. L. Strauss, Gesammelte Schriften, vol. II, Stuttgart-Weimar, Metzler, 1997, p. 607-608. Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.246.2.244 - 29/10/2019 12:45 - © Presses Universitaires de France Document téléchargé depuis www.cairn.info - - - 138.246.2.244 - 29/10/2019 12:45 - © Presses Universitaires de France auteur mieux qu’il ne s’est compris lui-même ni lui appliquer des critères d’interprétation qui ressortissent à des présupposés contraires ou fort diffé- rents des siens – exactement ce que revendique Lessing, dans sa controverse avec Klotz, lorsqu’il critique les peintres contemporains qui voudraient peindre des tableaux à la Homère en prenant pour source la manière dont Homère dépeint certains événements1, sans être bien évidemment en mesure de réaliser des œuvres dans l’esprit véritablement homérique ; c’est également ce qui ressort de la lettre de Mendelssohn à Lessing du 29 novembre 1770, ainsi que de la réponse de Lessing à son ami du 9 jan- vier 1771. Lessing affirme son accord avec Mendelssohn qui insiste pour que les doctrines et les actions soient jugées en fonction des critères de l’époque qui fut la leur, et en tire la leçon que considérer les doctrines en fonction des critères d’une époque signifie aussi, faute de quoi on sombre- rait dans ce qui sera dénoncé comme historicisme, qu’il faut connaître l’homme en tant que tel, ce qui implique à la fois qu’on se défasse de cer- tains préjugés, et qu’on se garde de réagir trop vivement à ces mêmes préju- gés : « Il faut connaître la mesure des forces humaines. » Quoi qu’il en soit de la nostalgie de Strauss, c’est essentiellement la liberté d’esprit de Lessing qui suscite son admiration passionnée, et la liberté d’esprit, dans le lexique straussien, est synonyme d’esprit philosophique. Autrement dit, en 1937 et à le prendre au pied de la lettre, Strauss ne recon- naissait pour digne d’être l’égal de Lessing ni Cohen, ni Rosenzweig, ni Cas- sirer uploads/Litterature/ launay-leo-strauss-et-la-decouverte-du-classicisme-esoterique-chez-lessing.pdf

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