Jean-Paul Thuillier Le cirrus et la barbe. Questions d'iconographie athlétique
Jean-Paul Thuillier Le cirrus et la barbe. Questions d'iconographie athlétique romaine In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 110, N°1. 1998. pp. 351-380. Résumé Jean-Paul Thuillier, Le cirrus et la barbe. Questions d'iconographie athlétique romaine, p. 351-380. Sur de nombreux documents (mosaïques, bas-reliefs...), les athlètes romains ont sur le sommet de la tête une touffe de cheveux qu'on a pris l'habitude d'appeler cirrus in vertice. Ce cirrus, qui n'est pas spécialement tardif, est considéré par tous les auteurs modernes comme le signe distinctif des athlètes professionnels. En réalité, l'examen de diverses représentations amène à penser que ce cirrus est seulement porté par des athlètes jeunes, cependant que la barbe caractérise des sportifs plus âgés. Peut-être faut-il même penser à des catégories d'âge officielles : celles-ci (criseis) avaient une grande importance dans les concours grecs, et il a dû en être de même à Rome, comme on le voit par divers indices littéraires ou épigraphiques. Citer ce document / Cite this document : Thuillier Jean-Paul. Le cirrus et la barbe. Questions d'iconographie athlétique romaine. In: Mélanges de l'Ecole française de Rome. Antiquité T. 110, N°1. 1998. pp. 351-380. doi : 10.3406/mefr.1998.2030 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/mefr_0223-5102_1998_num_110_1_2030 JEAN-PAUL THUILLIER LE CIRRUS ET LA BARBE QUESTIONS D'ICONOGRAPHIE ATHLÉTIQUE ROMAINE Les athlètes romains, figurés en grand nombre à l'époque impériale, en particulier sur les mosaïques et les bas-reliefs, présentent souvent pour ce qui est de leur coiffure un trait pittoresque : beaucoup d'athlètes portent en effet au sommet de la tête - laquelle peut être par ailleurs plus ou moins ra sée - une touffe de cheveux typique qu'on appelait en latin le cirrus1. Ce nom «populaire», sans étymologie connue, est certainement le bon, mais il est à vrai dire bien peu attesté dans ce sens athlétique, et ne repose guère f inalement que sur un passage, d'ailleurs savoureux, de Suétone. Parmi les différents motifs d'hostilité que s'attirait Néron, ...le hasard voulut même que l'on annonçât, au milieu d'une disette pu blique, l'arrivée d'un navire d'Alexandrie, apportant du sable pour les lutteurs de la cour. Aussi, la haine générale étant soulevée contre lui, il n'y eut sorte d'outrages qu'on ne lui fit subir. On accrocha un toupet derrière la tête d'une de ses statues (a vertice cirrus)...2. 1 A. Ernout et A. Meillet, Dictionnaire étymologique de la langue latine, 4e éd., Par is, 1967, p. 123 : «Touffe de cheveux ou de poils; puis tout objet analogue : huppe, franges, etc.. Mot «populaire» sans étymologie...». 2 Suétone, Nero, 45 : «-Ex annonae quoque caritate lucranti adcrevit invidia; nam et forte accidit, ut in publica fame Alexandrina navis nuntiaretur pulverem luctatori- bus aulicis advexisse. Quare omnium in se odio incitato nihil contumeliarum defuit quin subirei. Statuae eius a vertice cirrus appositus est cum inscriptione Graeca; nunc demum agona esse, et traderet tandem». Le sable d'Egypte avait évidemment la répu tation d'être d'une très grande finesse. Les éditeurs de Suétone, dans la Collection des universités de France (H. Ailloud : «Pour lui donner l'air d'une femme ou d'un Apollon citharède»), comme dans la collection «Loeb» (J. C. Rolfe : «Doubtless an allusion to the long hair which he wore during his Greek trip») n'ont manifestement pas compris qu'il y avait là une allusion au cirrus des athlètes et ont pensé que les dé tracteurs de Néron s'attaquaient à ses cheveux longs, décrits au chapitre 51 par le même Suétone : «...subflavo captilo.. . ut comam semper in gradus formatant peregri- natione Achaica etiam pone verticem summiserit...» À vrai dire, si cette statue de Né ron avait déjà les cheveux longs, lui rajouter un cirrus devait lui donner un aspect grotesque. MEFRA - 110 - 1998 - 1, p. 351-380. 352 JEAN-PAUL THUILLIER Et les séditieux d'ajouter une inscription en grec, indiquant sans doute que les luttes sérieuses allaient bientôt commencer pour l'empereur3. Ce cirrus in vertice, comme on a pris l'habitude de l'écrire4, et qui a ce rtainement contribué à donner des athlètes romains une image très négat ive, présente en réalité des formes variées sur lesquelles nous reviendrons. En revanche, sa signification n'est contestée par personne depuis long temps, et il nous suffira de citer une phrase d'E. Saglio, qui a rédigé l'article athleta pour le Dictionnaire des antiquités grecques et romaines : « Cette coif fure était caractéristique des athlètes de profession». La chose est claire pour l'ensemble des historiens du sport antique ou pour ceux de l'art r omain lorsqu'ils traitent d'iconographie athlétique5; il serait fastidieux et sans intérêt de les citer et nous avons d'ailleurs accepté nous-même cette interprétation dans un ouvrage récent6 : le cirrus est la marque des athlètes professionnels romains. A-t-on jamais vu d'ailleurs Euphronios peindre un discobole grec affublé d'un tel insigne? Une mosaïque récemment découverte nous invite cependant à reconsi dérer la question et à réexaminer d'autres documents connus depuis plus ou moins longtemps. Il s'agit de la très belle mosaïque de Baten Zammour, près de Gafsa, publiée par son inventeur, M. Khanoussi, qui la date avec raison du début du IVe siècle de notre ère7. On constate en effet que, sur les quatorze scènes de ce «compte rendu détaillé et animé d'un spectacle de 3 À supposer que l'inscription grecque ait été bien traduite, et que le texte latin soit correct, le sens de ces mots n'est pas d'une clarté absolue. Les deux éditeurs cités dans la note précédente considèrent que Néron est invité par là à quitter l'arène, c'est-à-dire le pouvoir : mais peut-être faudrait-il lire «se traderet» auquel cas Néron serait au contraire invité à livrer pour de bon un combat, évidemment fatal pour lui. 4 En tout cas depuis l'article de B. Gassowska, Cirrus in vertice. One of the pro blems in Roman athlete iconography, dans Mélanges Κ. Michalowski, Varsovie, 1966, p. 421-427 (alors que Suétone emploie l'expression cirrus a vertice, comme on vient de le voir). Ce même Suétone écrit à propos de Caligula (50, 1) : «...captilo raro at (ac?) circa verticem nullo. ..», «les cheveux rares, le sommet de la tête chauve». 5 Faisons une exception pour E. N. Gardiner, pionnier de l'histoire du sport an tique, qui écrit par exemple, dans son Athletics of the ancient world, Oxford, 1930, à propos des athlètes de la mosaïque des thermes de Caracalla (fig. 74) : «The cropped hair with its unsightly top-knot, cirrus, is typical of the professional athlete». 6 J.-P. Thuillier, Le sport dans la Rome antique, Paris, 1996, p. 142-144 (avec des remarques sur l'absence du cirrus chez certains athlètes). 7 Voir les différentes publications de M. Khanoussi sur ce document exception nel et, d'une façon plus générale, sur les jeux athlétiques dans l'Afrique romaine : Compte rendu d'un spectacle de jeux athlétiques et de pugilat sur une mosaïque de la région de Gafsa, dans Bulletin des travaux de l'INAA, Tunis, oct.-déc. 1988, p. 33-54; Spectaculum pugilum et gymnasium, dans CRAI, 1988, p. 543-560; Les spectacles de LE CIRRUS ET LA BARBE 353 jeux athlétiques et de pugilat»8, les nombreux athlètes figurés ne portent pas tous le cirrus, et cela soulève immédiatement un problème. Le cas de la course à pied, située sur le premier registre, celui du haut, est tout à fait ré vélateur. Derrière la barrière de départ, dont nous savons grâce à Stace qu'elle s'appelait la régula9, trois coureurs s'apprêtent à s'élancer sur la piste - la lacune de la mosaïque ne permet guère de supposer qu'il y en avait un quatrième au centre. Or, les deux coureurs situés aux extrémités ont la tête presque rasée et un cirrus, cependant que l'athlète du milieu, comme l'écrit justement M. Khanoussi, «est un homme nettement plus âgé. Il a les cheveux courts et porte la barbe»10 (fig. 1, 1-3; fig. 4). Manifeste ment, il ne porte pas le cirrus, ce que confirmeront les autres scènes de la mosaïque, mais, comme la lacune passe juste derrière la tête du person nage, il nous faut faire intervenir un autre document pour convaincre les éventuels sceptiques. On peut en effet adjoindre au dossier un dessin figurant sur un manusc rit latin du Vatican qui nous montre une scène presque identique, avec cette fois quatre athlètes au départ derrière la barrière11 (et à vrai dire, on ferait volontiers de même pour un bas-relief conservé aussi au Vatican, et qui nous montre également la régula de départ, mais les têtes des athlètes ayant toutes disparu sur ce document, il est difficile d'en tirer des conclu sions pertinentes à propos du cirrus... )u. Le dessin du manuscrit latin est lui explicite et nous renvoie bien à la scène de Gafsa. Les deux athlètes de gauche (fig. 1, 4-5) ont une apparence très juvénile, avec des cheveux qui se terminent en un cirrus bien marqué, cependant que les deux coureurs de droite (fig. 1, 6-7) ont un âge nettement plus avancé, et si la chose n'est pas tout à fait certaine pour l'athlète qui est à l'extrême-droite, son voisin est incontestablement barbu, avec des cheveux courts qui ne présentent pas la moindre trace d'un quelconque cirrus. jeux uploads/Litterature/ le-cirrus-et-la-barbe-questions-d-x27-icono-thuillier-jean-paul-pdf.pdf
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- Publié le Sep 01, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
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