Le Corps-anagramme d’Unica Zürn ________ Alain Santacreu Unica Zürn ayant écrit

Le Corps-anagramme d’Unica Zürn ________ Alain Santacreu Unica Zürn ayant écrit la plupart de ces anagrammes dans sa langue maternelle, il serait impossible pour un non germanophone d’étudier les constructions langagières de ses poèmes, c’est pourquoi nous aborderons son écriture poétique d’une façon indirecte et généraliste. D’ailleurs, même pour un lecteur allemand, les anagrammes zürniennes, jaillies d’un fragment de phrase, d’un vers de poésie, d’un proverbe ou d’un dicton, restent très hermétiques, dans la mesure où, plus que le sens du poème, l’auteure recherche la magie et la force incantatoire de la sonorité des mots. Ouverture du jeu à deux Unica Zürn fut initiée par Hans Bellmer à l’art de l’anagramme. Cela se produisit, rapporte Bellmer, à l’occasion de la traduction en allemand de sa Petite Anatomie de l’image1 : « Unica (qui était alors fascinée par mon vieux texte préface de “La Poupée”), se montrait un peu revêche vis-à-vis de mon “Ana-tomie”. Pourtant, en me voyant faire mes anagrammes mystérieuses, elle commençait à m’aider un peu dans ces rébus ou puzzles à résoudre… Jusqu’au jour où elle commença à en faire elle-même, avec une obstination et une joie fiévreuses, car, en effet, il faut une obstination et une ténacité quasi maladives pour réussir2. » C’est ainsi que s’instaura ce “jeu à deux”, selon l’expression qu’emploiera Unica pour désigner l’art de l’anagramme. Bellmer lui-même avait été instruit à cette forme d’écriture poétique par son ancienne compagne : Nora Mitrani, avec laquelle il composa le recueil Rose cœur violet (1950). Le poème serait la création d’un “couple anagrammatique” où se produirait la jonction de son propre désir avec le désir de l’autre. Dans L’Homme-Jasmin, la narratrice rapporte : « Cet ami lui parle d’anagrammes et lui montre comment on peut faire de tels poèmes. En même temps, il découvre qu’elle a un don pour le dessin automatique. Il l’encourage et l’année suivante, grâce à lui, les éditions de la galerie Springer publient son premier livre : Hexentexte3. » Depuis la publication de son premier recueil, Hexentexte, en 1954, jusqu’au dernier recueil publié de son vivant, en 1967, Oracles et spectacles4, Unica Zürn pratiquera passionnément cet art des anagrammes que l’on retrouvera mêlé à la prose finale de L’Homme-Jasmin5. Une anagramme – du grec ανά, “en arrière” et γράμμα, “lettre”; d’où anagramma : “renversement de lettres”– est une sorte de jeu sur les mots, qui permute les lettres d’un mot ou d’une phrase pour en extraire un mot ou une phrase d’un sens nouveau. Dans L’Homme-Jasmin, nous rencontrons cette définition traditionnelle de l’anagramme : « Les anagrammes sont des mots ou des phrases composées par transposition des lettres d’un mot ou d’une autre phrase. On ne doit utiliser que les seules lettres disponibles à l’exclusion de toute autre6. » La Poupée-fétiche d’Hans Bellmer L’œuvre entière d’Hans Bellmer s’est construite autour d’un objet fétiche, la Poupée. Entre 1934 et 1939, à partir d’un mannequin fabriqué au papier mâché, à l’étoupe et à la colle à bois, Bellmer réalise plus d’une centaine de clichés photographiques sur le thème de la Poupée. La photographie lui permet de proposer des mises en scène variées et de multiplier les montages et démontages anatomiques avec son mannequin démembré. Dans le numéro 6 de la revue surréaliste Minotaure (décembre 1934), une double page de 18 photographies lui sera consacré, sous le titre Variations sur le montage d’une Mineure articulée. Ce fut la première manifestation publique importante de la Poupée. Par la suite, toutes les œuvres de Bellmer exprimeront cette perversion polymorphe qu’il a analysée dans son ouvrage sur l’anatomie de l’image. Dans ce petit livre, Bellmer prend appui sur la théorie des « transferts de sensations dans l’hystérie et l’hypnose » de Césare Lombroso7. Il donne l’exemple d’une rage de dents qui provoque la crispation de la main. Le transfert anatomique se produit entre la dent, siège de la douleur, et cette “main crispée” qui, en tant que “foyer artificiel d’excitation”, devient une “dent virtuelle” détournant les courants nerveux, selon une impulsion corporelle que Bellmer assimile à un réflexe. Il en déduit que « l’expression élémentaire, celle qui n’a pas de but communicatif préconçu est un réflexe8. » L’expression artistique pure se réduirait à ce réflexe de dédoublement. Le petit livre de Bellmer porte aussi la marque de sa correspondance avec Joë Bousquet. Il reprend l’idée d’une érotisation des organes que Bousquet semble avoir empruntée à Groddeck et à sa théorie de la « bisexualité des organes somatiques9. » En effet, pour Groddeck, toute maladie organique est psychosomatique. Le corps et l’esprit donnent lieu à une entité, le Ça, dont nous ne sommes pas conscients : « Je pense que l’homme est vécu par quelque chose d’inconnu. Il existe en lui un “Ça”, une sorte de phénomène qui préside à tout ce qu’il fait, à tout ce qui lui arrive. La phrase “Je vis…” n’est vraie que conditionnellement ; elle n’exprime qu’une petite partie de cette vérité fondamentale : l’être humain est vécu par le Ça10. » On retrouve la dramaturgie du Ça non seulement dans la structuration des rêves mais encore dans celle du langage. La transmutation des organes de l’anatomie fantasmatique, correspond à la réversibilité des mots de la langue : « Le corps est comparable à une phrase qui nous inviterait à la désarticuler, pour que se recomposent, à travers une série d’anagrammes sans fin, ses contenus véritables. », écrira Hans Bellmer11. Pour Bellmer, le corps est réversible comme un gant et s’apparente à une phrase anagrammatisée. On rapporte qu’Hans Bellmer, lorsqu’il rencontra Unica Zürn, en 1953, à Berlin, se serait écrié : « Je vois la Poupée ! »12 La poétique de l’anagramme En 1971, l’ouvrage de Jean Starobinski, Les mots sous les mots, révélait au public l’hypothèse émise par Ferdinand de Saussure sur les anagrammes. Cette publication13 suscita un grand engouement chez de grandes figures intellectuelles : de Barthes et Kristeva à Derrida et Baudrillard, en passant par le psychanalyste Lacan ou le linguiste Jakobson. L’hypothèse des anagrammes de Saussure provient de son étude sur la métrique des vers saturniens, la forme la plus ancienne de la poésie latine. Saussure s’interroge sur le phénomène d’allitération et d’assonance qu’on y rencontre fréquemment. Il développe alors l’hypothèse que les répétitions phonétiques participent de la structure de ce vers, selon un principe qu’il nomme “loi de la paire” ou “loi de symétrie” : chaque phonème serait tenu de figurer dans un même vers en nombre pair. En vérifiant ce principe de parité phonique, dans les vers saturniens puis dans les poèmes homériques et les stances du Rig-Véda, Saussure relève la présence de phonèmes, laissés en nombre impair, qui échappent au principe de parité phonique et forment ce qu’il appelle “le résidu”. Il formule l’hypothèse que ce résidu signale un “mot-thème”, le plus souvent un nom sacré, à partir duquel les poèmes seraient composés. Telle est l’hypothèse des anagrammes saussuriennes. La recherche de Saussure sur les anagrammes commença en 1906 et se poursuivit jusqu’en 1908. Cela signifie que, de 1906 à 1911, pendant qu’il exposait les principes de la linguistique structurale moderne dans son Cours de linguistique générale14, il se consacrait parallèlement à une recherche qui pouvait infirmer, en de nombreux points, la doctrine qu’il était en train d’élaborer. Tel est le pathos de la recherche “schizophrène” de Ferdinand de Saussure, qu’il ne partagea qu’avec de rares confidents, et dont ses disciples gardèrent le secret jusqu’à ce qu’elle fût dévoilée par Jean Starobinski. Sous le nom d’anagramme, Saussure désigne la possibilité de lire dans un texte – ou plus exactement sous un texte – et d’en extraire d’autres mots que ceux proposés par la lecture normalisée. Alors que cette dernière découpe la chaîne syntagmatique en unités significatives (phrases, syntagmes, monèmes), l’autre texte sera obtenu par transgression de ce découpage et combinera des phonèmes ou des groupes syllabiques prélevés sans tenir compte de l’unité du signe linguistique ni de la linéarité du discours. Il nous faut distinguer ici ce que le linguiste André Martinet a appelé la “double articulation” du langage. Le code de la langue s’organise selon deux niveaux : d’une part, les unités de première articulation, les morphèmes (les mots), unités minimales de signification ; d’autre part, les unités de seconde articulation, les phonèmes, unités minimales distinctives. Les phonèmes (ou les lettres) sont des sons distinctifs qui changent le sens des mots (les morphèmes) sans qu’ils soient porteurs de sens. Ainsi : pont/bon. Nous pouvons voir que l’espace anagrammatique se situe au niveau de la seconde articulation du langage, celui des phonèmes et des lettres. Toutefois, l’hypothèse des anagrammes n’amène pas Saussure à remettre en question la double articulation du langage ni son code. Il perçoit bien que le texte est “transgressé” par un autre texte sous-jacent mais ce deuxième texte, constitué de morphèmes à sens univoque, reste toujours au niveau de la première articulation et demeure enclos dans le code linguistique. L’économie du don et le signifiant de la mort Dans son ouvrage L’échange symbolique et la mort15, Jean Baudrillard établit un parallélisme entre l’organisation du uploads/Litterature/ le-corps-anagramme-d-x27-unika-zu-rn.pdf

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