Cahier du « Monde » No 22161 daté Vendredi 15 avril 2016 - Ne peut être vendu s
Cahier du « Monde » No 22161 daté Vendredi 15 avril 2016 - Ne peut être vendu séparément 2 LA « UNE », SUITE v RENCONTRE avec Samar Yazbek, entre colère et larmes 3 v ENTRETIEN avec Bruno Racine, ancien président de la BNF 4 LITTÉRATURE FRANÇAISE Pierre Bergounioux, Marc Dugain 5 LITTÉRATURE ÉTRANGÈRE Judith Hermann, T. C. Boyle 6 HISTOIRE D’UN LIVRE « Une allure folle », d’Isabelle Spaak 7 ESSAIS Florian Mazel dévoile comment l’Eglise a façonné l’espace civil 8 CHRONIQUES v LE FEUILLETON Eric Chevillard met les barbouilleurs à l’amende avec « La Littérature sans idéal », de Philippe Vilain 9 C’EST D’ACTUALITÉ v Casterman lance « Pandora », nouvelle revue de bande dessinée v Des inédits de Jack Kerouac en français 10 RENCONTRE Lydia Flem, sur son trente et un jean hatzfeld écrivain L es Portes du néant, à la fron- tière turque, s’ouvrent une première fois sur la route qui mène à la région d’Idlib, dans le nord-ouest de la Syrie. Sa- mar Yazbek les franchit en août 2012, en se faufilant dans un trou creusé sous des barbelés. Une voiture l’at- tend, qui traverse la nuit sur un fond so- nore de bombardements, avec à l’inté- rieur Maysara et Mohammed, deux frères d’armes rebelles : ses anges gardiens. A Saraqeb, le véhicule stoppe devant une vaste demeure envahie de familles, qui sera désormais le sweet home de Sa- mar Yazbek où, de retour de ses chaoti- ques expéditions, elle retrouve une dou- ceur complice auprès de gens un peu en vrac, notamment deux gamines, Rouha et Aala, dont elle écrit, une nuit de frap- pes aériennes : « Une nouvelle famille se joignit à nous dans l’abri. Aala, qui insis- tait toujours pour raconter une histoire chaque soir (...), me les montra du doigt : “Leur mère est de notre côté, mais le père soutient Bachar. (...) Mais ça fait rien. Elles doivent se cacher ici avec nous pour ne pas mourir.” Ma petite Schéhérazade avait les plus beaux yeux noirs que j’ai ja- mais vus. (…) Elle observait attentive- ment le monde autour d’elle mais parais- sait toujours plus fragile chaque fois que nous descendions dans l’abri. Elle s’occu- pait de sa petite sœur Tala qui souffrait d’un déséquilibre hormonal causé par la peur et l’angoisse. (…) Peu de temps avant que les frappes ne s’interrompent, elle sai- sit le morceau d’obus que tenait Tala en lui disant d’un ton calme : “Ça, ce n’est pas pour les enfants.” Elle avait à peine sept ans. » Pas de néant à l’horizon, mais une guerre, soudaine, contre Bachar Al-As- sad, que les rebelles mènent à la kalach- nikov tandis que l’armée attaque du ciel en hélicoptère. Samar Yazbek la rejoint pour vivre l’après-Bachar : aider les fem- mes à monter des ateliers, distribuer des journaux, discuter à longueur de nuits, écrire. Samar Yazbek est née dans une grande famille alaouite, à Lattaquié, dans la Sy- rie d’Hafez Al-Assad, le chef alaouite. Elle a vécu une enfance insouciante sur les bords de l’Euphrate. Caractère trempé, elle quitte les siens à 16 ans pour Damas, pour se vouer à la littéra- ture. Aussi, naturellement, chaque ven- dredi du printemps 2011, elle a marché dans la foule pacifiste, qui après celle de Tunis, du Caire, a célébré les révolutions arabes. Elle a publié des articles sur le vent de la liberté, dénoncé les violences de la répression. Les policiers l’ont ta- bassée en prison. Sous la menace des moukhabarat [services de renseigne- ments], elle s’est réfugiée à Paris. L’espoir d’une Syrie libre l’attire donc dans les bras de la guerre un an plus tard. Elle écrit un hymne à la dignité des Syriens, note les graffitis des murs : « O Temps que tu es traître ! » Elle accompa- gne les combattants en expédition. Puis la guerre sombre dans un chaos radical qui imprègne son écriture. Février 2013, deuxième porte : cette fois, Samar franchit la frontière à travers un village bédouin. Elle décrit magnifi- quement les zones frontalières. Elle re- part dans les villages. Les barils de poudre jetés d’hélicoptères remplacent les obus, les cadavres sentent fort sous les décom- bres. Les gamines Aala et Rouha sont par- ties. L’auteure observe les nouveaux visa- ges : « Une fille de seize ans était assise à l’entrée, coiffée d’un hijab. Elle était ampu- tée des deux jambes, l’une coupée à la cuisse, l’autre au genou. Son regard était serein cependant. Elle me dit qu’elle appre- nait à dessiner à ses frères et à ses sœurs, mais qu’elle manquait de matériel. (…) Après nous avoir regardés descendre vers le caveau où vivaient les siens, la tête pen- chée, elle continua à tracer des lignes dans la terre humide. » Le temps presse terriblement. Samar Yazbek choisit un style qu’elle veut effi- cace, parfois rude. Elle rapporte ainsi les mots d’un déserteur de l’armée : « On en- tre dans un appartement et on casse tout sous les ordres de l’officier qui vocifère et jure. Il décrète qu’on doit violer une fille. La famille s’est réfugiée dans la chambre à côté. Il nous passe en revue le doigt pointé avant de s’arrêter sur mon ami Moham- med. Il lui donne une tape dans le dos (…). Mohammed tombe à genoux, baise les godasses du type : “Pitié, commandant ! Ya sidi ! Je ne peux pas. S’il vous plaît.”(…) L’officier lui a saisi les couilles en criant : “Tu veux que je t’apprenne comment faire ?” Alors mon ami s’est redressé et s’est rué sur lui, et c’était un costaud, je vous le jure. (...) L’officier a tiré sur Mo- hammed, il l’a tué. Vous voulez savoir où il a visé ? » Samar Yazbek s’impose sur scène : « Je poussai un hurlement en croyant avoir touché une main douce et délicate sous les débris. Mon cri me trahit. (...) lire la suite page 2 Samar Yazbek contre le chaos De la guerre qui ravage son pays, l’écrivaine syrienne rapporte un récit terrible A Mari (Syrie), en juillet 2012. C.STORMER/ZEITENSP./FOCUS/COSMOS Eté 2013, revenue à Paris, on imagine l’auteure à sa table, écrivant ses mois de guerre, le désespoir d’un pays perdu, le déracinement. Mais elle repart en Syrie 2 | ... à la « une » | Rencontre Vendredi 15 avril 2016 0123 Un garçon de vingt ans à peine qui portait au front un bandeau noir sur lequel était écrit “Il n’y a de Dieu qu’ Allah !” s’exclama : “Eloignez cette femme ! Sa place n’est pas avec les hommes. Dieu nous pardonne !” Je lui aurais obéi si je n’avais pas su qu’il n’était pas syrien. Je le défiai du regard. C’était l’un des combat- tants étrangers de Daech. Je ne re- culai pas d’un pouce comme il s’avançait vers moi. Au même ins- tant, la voiture de mes amis s’ar- rêta devant nous (… ). » L’écrivaine défie le lecteur ; à travers lui, elle maltraite la com- munauté internationale. Les bri- gades de combattants se multi- plient ; Ahrar Al-Sham, Jabhat Al- Nosra, Daech. Le lecteur souffre par moments, il perd un peu le fil sous l’emphase, sans oser le lâcher. Peut-être pressent-il que ce vocabulaire de l’atrocité, qui martèle à l’excès les pages comme les bombes au dehors, le prépare au passage d’une der- nière porte. Eté 2013, revenue à Paris, on imagine Samar Yazbek à sa table, écrivant ses mois de guerre, le désespoir d’un pays perdu, le dé- racinement. Mais elle repart là- bas, à « la frontière où m’atten- daient Abdallah et son frère Ali, qui venait de perdre un œil à cause d’une balle. (…) Chaque fois que je les quittais, j’avais le senti- ment que je ne les reverrais plus, puis je revenais, et là, c’était comme si j’allais passer le reste de ma vie avec eux. » L’adrénaline a- t-elle « accroché » la romancière ? Non. Elle ne se prend pas non plus pour la nouvelle égérie du grand reportage, ni pour Justine de Sade, ou Jeanne d’ Arc. Dans la Syrie en guerre, les journalistes ne voyagent plus comme au Liban ou en Bosnie. Leur tête, mise à prix, repose sur un cou fragile. Ils arpentent la frontière, parfois s’aventurent en de rapides incursions. Les ré- seaux sociaux pervertissent l’in- formation qu’ils ne ramènent plus. En Syrie, les villes sont écra- sées, les champs dévastés ; la guerre détraque les esprits. Elle dérobe la révolution. Alors, Samar Yazbek fonce en voiture se colleter aux rafales, à la sueur de la peur, dont elle se protège en théâtralisant le chaos. « Je m’assis au pied du cyprès. “Comment vais-je pouvoir écrire toute cette dévastation ?” mar- monnai-je alors que l’odeur était insoutenable. Un jeune homme derrière moi m’avait entendue, il se pencha et me dit d’une voix douce : “Madame, je vous assure que vous n’avez pas besoin de voir ces horreurs. Venez, rentrons.” » Elle recommence à interroger les combattants – une centaine, uploads/Litterature/ monde-des-livres-15-avril-2016.pdf
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- Publié le Oct 17, 2022
- Catégorie Literature / Litté...
- Langue French
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