Querelles cartésiennes (2) Le débat Foucault-Derrida autour de l’argument de la
Querelles cartésiennes (2) Le débat Foucault-Derrida autour de l’argument de la folie et du rêve Le point de départ de la discussion entre Foucault et Derrida a été fourni par la publication en 1961 de ce qui a été le premier grand livre de Foucault, l‘Histoire de la folie (1e éd., Plon, Folie et déraison - Histoire de la folie à l’âge classique , HF 1 ), avec lequel a débuté une trajectoire qui, au cours des vingt années suivantes, a largement contribué à changer la donne des débats théoriques de l’époque, à la croisée des sciences, de l’histoire et de la philosophie. Rappelons qu’en parlant d’une histoire de la folie, Foucault signifiait d’emblée sa décision d’arracher la folie, ou plutôt ce qu’il appelait “l’expérience de la folie”, au statut prétendument naturel que lui avait assigné la médecine psychiatrique qui, avec son positivisme spontané et naïf, avait identifié la folie à une sorte de fatalité organique une fois pour toutes définie par ses traits immuables. L’idée de départ de Foucault était au fond très simple: en reprise de la thèse de Nietzsche selon laquelle il n’y a pas de faits mais seulement des interprétations, elle consistait à récuser l’hypothèse selon laquelle la folie est un fait objectif donné préalablement à ses interprétations, ce qui conduisait à l’expliquer en fonction du regard porté sur elle, regard nécessairement historique, donc soumis aux conditions propres à un certain état de civilisation et de culture, et par là même aussi déterminé à se transformer lorsque cet état est modifié. Or, selon Foucault, un moment fort de l’histoire où prennent place les expériences de la folie est celui où s’élabore le système de la rationalité classique. Alors, le regard porté sur la folie prend la forme inédite d’un regard d’exclusion, exclusion concrètement matérialisée à travers le geste d’enfermement des fous dans la nouvelle institution qui constitue l’emblème visible, le dispositif où se réalise en pratique l’ordre de la raison, c’est-à-dire à la fois l’ordre qu’elle prescrit et celui auquel elle s’identifie : l’Hôpital Général. Ainsi, ce que nous comprenons sous le nom de raison lorsque nous lisons Descartes correspond à une formation historique, tout à fait particulière en dépit de sa prétention à l’universalité. Cette formation se caractérise spécifiquement par le partage qu’elle promulgue à l’égard de son Autre, contre lequel elle se définit: la déraison, figure singulière de la folie. Intitulé “Le grand renfermement”, le 2e chapitre de la première partie de l’Histoire de la folie, commence par un paragraphe consacré à Descartes, pris comme témoin exemplaire du mouvement de pensée qui a justifié l’expulsion de la folie hors du champ unifié dévolu à la seule raison, et a provoqué sa réclusion. Et c’est à cette occasion que Foucault propose sa lecture du passage de la première Méditation Métaphysique où “Descartes rencontre la folie à côté du rêve et de toutes les formes d’erreur”, qui doivent être disqualifiées pour que la raison affirme sa domination. Tel qu’il est cité par Foucault, avec une référence à l’édition de la Pléiade qui reproduit la traduction française réalisée auXVIIe siècle sous l’autorité de Descartes par le duc de Luynes, ce passage est le suivant : “Comment est-ce que je pourrais nier que ces mains et ce corps sont à moi, si ce n’est peut- être que je me compare à certains insensés, de qui le cerveau est tellement troublé et offusqué par les noires vapeurs de la bile qu’ils assurent constamment qu’ils sont des rois lorsqu’ils sont très pauvres, qu’ils sont vêtus d’or et de pourpre lorsqu’ils sont tout nus, ou qu’ils s’imaginent être des cruches ou avoir des corps en verre.” Ceci suggère que la folie relève d’un déterminisme corporel : les humeurs qui envahissent le cerveau des individus concernés par ce phénomène leur font littéralement perdre la raison, dont ils sont dès lors privés, et les relèguent hors de raison, au sens d’une véritable exterritorialité. D’où cette conséquence que, si ceux qui sont en proie à la folie se trompent ou sont trompés, comme c’est le cas de ceux qui rêvent ou tombent communément dans l’erreur, c’est d’une manière à nulle autre pareille, ce que Foucault précise à l’aide de la formule suivante: “Descartes n’évite pas le péril de la folie comme il contourne l’éventualité du rêve ou de l’erreur.” (HF 1, p. 54) Cette formule doit être prise à la lettre: au point de vue de la lecture que Foucault fait de Descartes, la folie est un “péril qu’on évite”, alors que le rêve et l’erreur sont une “éventualité qu’on contourne”. On contourne le risque de l’erreur et du rêve, parce que ceux-ci n’attaquent pas la raison dans son principe, mais tout au plus en altèrent le fonctionnement: que je rêve ou que je sois éveillé, que je sois ou non suffisamment vigilant à l’égard de ce que prétendent m’enseigner mes sens, je reste une chose pensante qui, à tout moment, peut penser mal si elle ne se donne pas les moyens qui lui permettraient de former des idées claires et distinctes sur lesquelles asseoir la certitude de ses représentations. Mais il en va tout autrement avec la folie, qui met réellement l’existence de la raison en péril: et c’est pourquoi le problème n’est pas seulement d’en contourner l’éventualité, mais de l’éviter, c’est-à-dire, concrètement, de l’éliminer, en raison du risque radical qu’elle présente; chez le fou, l’esprit ne fonctionne pas mal, il a complètement cessé de fonctionner; l’âme ne pense plus du tout, mais est entraînée sur un terrain où elle ne peut plus se retrouver, qui est celui de la pure déraison, par laquelle ses pouvoirs sont définitivement abolis, puisque cette déraison consiste en un abandon à la seule loi du corps. C’est ce que Foucault veut faire comprendre lorsqu’il écrit : “Ni le sommeil peuplé d’images, ni la claire conscience que les sens se trompent ne peuvent porter le doute au point extrême de son universalité; admettons que les yeux nous déçoivent, “supposons maintenant que nous sommes endormis”, la vérité ne glissera pas tout entière dans la nuit.” (HF , p. 55) C’est pourquoi l’hypothèse selon laquelle, alors que je crois être éveillé, je pourrais bien être en train de rêver, n’est pas privée de sens, et il est parfaitement loisible d’en envisager la possibilité. Alors que l’hypothèse selon laquelle je serais fou, alors même que je pense être raisonnable, est, elle, non seulement peu vraisemblable, mais totalement inacceptable, inadmissible, impensable, dans la mesure où elle revient à rayer de la carte la possibilité même de raisonner et de penser, que ce soit bien ou mal. C’est pourquoi la folie ne peut être simplement présentée comme une erreur ou une défaillance de la raison : “Pour la folie il en est tout autrement; si ses dangers ne compromettent pas la démarche, ni l’essentiel de la vérité, ce n’est pas parce que telle chose, même dans la pensée d’un fou, ne peut pas être fausse; mais parce que moi qui pense, je ne peux pas être fou. Quand je crois avoir un corps, suis-je assuré de tenir une vérité plus ferme que celui qui s’imagine avoir un corps de verre? Assurément car “ce sont des fous, et je ne serais pas moins extravagant si je me réglais sur leur exemple”. Ce n’est pas la permanence d’une vérité qui garantit la pensée contre la folie, comme elle lui permettrait de se déprendre d’une erreur ou d’émerger d’un songe; c’est une impossibilité d’être fou, essentielle non à l’objet de la pensée mais au sujet qui pense. On peut supposer qu’on rêve et s’identifier au sujet rêvant pour trouver “quelque raison de douter”: la vérité apparaît encore, comme condition de possibilité du rêve. On ne peut en revanche supposer, même par la pensée, qu’on est fou, car la folie justement est condition d’impossibilité de la pensée: “Je ne serais pas moins extravagant”... (HF 1, p. 55)” Croire qu’on est éveillé, alors qu’on est en plein songe, c’est se tromper, c’est-à-dire s’écarter de la vérité. Mais être fou est bien plus: c’est “extravaguer”, c’est-à-dire s’extraire complètement du champ de la raison, s’ôter tout moyen de penser. On s’éveille d’un songe, on ne sort pas de la folie, car on y est enfermé: et c’est pourquoi il faut elle-même l’enfermer, c’est-à-dire traduire dans les faits l’état absolument négatif qu’elle représente, état qui est exclusif de la pensée en tant que telle, et non seulement de la vraie pensée. De là la nécessité d’une mise à l’écart de la folie, nécessité programmée dans la mesure où, écrit Foucault, “une certaine décision a été prise” : “Descartes a acquis la certitude et la tient solidement: la folie ne peut plus le concerner. Ce serait extravagance de supposer qu’on est extravagant; comme expérience de pensée, ma folie s’implique elle-même, et partant s’exclut du projet. Ainsi le péril de la folie a disparu de l’exercice même de la raison.” (HF 1, p. 56) Car on ne voit pas comment la raison pourrait se définir autrement que comme pure de déraison, cette dernière uploads/Litterature/ le-debat-foucault-derrida-autour-de-l-x27-argument-de-la-folie-et-du-reve.pdf
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- Publié le Fev 02, 2021
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