Paul Ricœur, « Réflexions sur Le Diable et le Bon Dieu », Esprit, novembre 1951

Paul Ricœur, « Réflexions sur Le Diable et le Bon Dieu », Esprit, novembre 1951 Peut-on se risquer à écrire sur une pièce de théâtre quand on a été blessé par elle ? Oui, blessé. A la représentation, le Diable et le Bon Dieu a offensé en moi quelque chose dont, au reste, la pièce m'a aidé à prendre conscience, une sorte de pudeur du sacré. Il me faut bien partir de cette émotion initiale, même si la lecture a pu, comme je vais le dire, réduire après coup le choc du premier spectacle. C'est même cette aptitude complexe de la pièce à osciller entre une émotion de représentation et une interprétation réflexive, de tonalité et même de signification très différentes qui pour moi fait problème. Ce décalage émotionnel et même, jusqu'à un certain point, cette inversion de sens entre la lecture et le spectacle me paraissent assez propres à cette pièce : au centre est le personnage ambigu de Goetz, bouffon du Mal, puis faussaire du Bien; or, la présence de chair de l'acteur donne aux mots et aux gestes une puissance telle de percussion que l'imposture à travers laquelle passe le blasphème est comme submergée par la présence atroce du blasphème qui éclate là, réel dans des bouches réelles, dans des conduites réelles. Au spectacle, l'imposture du personnage devient à la limite l'imposture de la pièce. Je dois dire que certaines scènes m'ont été presque insupportables; (non point, bien sur, la peinture- du côté clérical et superstitieux de la foi : Tetzel est même bien drôle), j'avais plutôt envie de fuir que d'en voir et d'en entendre davantage; la scène des faux stigmates, en particulier, atteint un degré inadmissible d'outrance ; en moi la « terreur » proprement dramatique se pourrissait en une peur non lyrique, qu'après coup je compare un peu a celle que Kierkegaard rapporte de son enfance, lorsqu'il vit son père maudire Dieu. Je sortis accablé : le silence et l'absence de Dieu étaient comme montrés et attestés par ce puissant simulacre de la sphère religieuse, lequel se refermait sur soi, sans autre issue ni réponse que l'action difficile dans l'histoire. Puis j'ai lu et relu la pièce ; un autre sens s'est formé. Mais de cette retouche est sortie une nouvelle interrogation que je dirai pour finir. Une chose éclate à la lecture : Goetz est une figure de la mauvaise foi. Du début jusqu'au coup de dé (fin du troisième tableau), quand il triche pour entrer dans la simulation du Bien, il n'est que le bouffon du Mal; dès qu'il cesse d'être habillé par la chair de Brasseur, Goetz n'est plus que... Il dit : « Le Mal est ma raison d'être » ; mais il est sans raison' d'être, sans exigence d'être ce qu'il est ; il joue a être très méchant. En ce sens il est aussi loin que possible de l'exigeante démesure du Caligula de Camus ; son goût de massacrer, d'humilier, de blasphémer, est fait de lubies sans grandeur, tel un grand divertissement concerté, volontaire, sans créativité profonde. Son explication même est bouffonne : « Pourquoi faire le mal ? Parce que le Bien est déjà fait. Qui l'a fait ? Dieu le Père. Moi j'invente. » Le vrai révélateur de Goetz, au sens photographique du mot, c'est Heinrich. Au spectacle, ce personnage m'avait paru atroce : j'y soupçonnais quelque figure du chrétien de gauche, ou du prêtre-ouvrier, jugé par une situation historique qui le condamne à trahir : à trahir l'Eglise parce qu'il veut être avec les pauvres, et les pauvres parce qu’il est « d'Eglise d'abord ». Il livrera donc la ville, tout en essayant de se réfugier dans la conscience malheureuse et de dénier, par une subtile technique de l'illusion, l'acte accompli, afin de ne point le reconnaître ni l'assumer. Mais Heinrich et Goetz sont de la même race : Goetz a de quoi le reconnaître ! « Faux jeton! » « Truqueur... tu es un traître. » « Tu me ressembles tant que je t'ai pris pour moi. » Le néant, la vanité d'être de Heinrich éclatent dans ces paroles : « Comme tu souffres », lui dit Goetz. « Pas assez, répond-il. Ce sont les autres qui souffrent ; pas moi. Dieu a permis que je sois hanté par les souffrances d'autrui sans jamais les ressentir. » La coïncidence du Bon Dieu et du Diable, c'est d'abord cette ressemblance de Goetz et de Heinrich, également impuissants à être extrêmes, enfermés dans la simulation d'une relation authentique à l'Absolu – le Bien, le Mal. A la fin, les rôles entre Goetz et Heinrich sont inversés, mais leur parenté demeure, jusqu'à ce que Goetz soit enfin capable de s'identifier à Hilda, la saine et virile Hilda. Heinrich, excommunié, persécuté par le compagnon diabolique, totalement vidé hors de soi dans cette ombre absolue, sera la pseudo-conscience de Goetz dans sa suprême tentative d'abjection ascétique. Le Diable en qui Heinrich in-existe, si l'on peut appeler inexistence cette projection destructrice, est devenu indiscernable du Bon Dieu dans lequel Goetz se détruit, au comble d'une pénitence sadique. Finalement, l'inexistence conjointe du Diable et du Bon Dieu est la prise de conscience de l'inexistence de l'homme lui -même au sortir d'une relation truquée avec l'absolu. Depuis le début, le Bon Dieu n'est que l'inexistant absolu auquel se réfèrent la bouffonnerie du Mal et la comédie du Bien. Ce Bon Dieu là n’ a pas grand'chose à voir avec le Dieu que Job défie, mais qu'il défie au coeur d'une invocation humble. Goetz n'a jamais été que devant l'absence de Dieu; sa conversion à l'athéisme est bien la fin d'une illusion, l'accès à la véracité, la récupération de soi sur une projection mensongère. De quoi, dès lors, le croyant serait-il offensé ? Allons jusqu'au bout de cette réduction, par la lecture, de l'émotion « horrifiée » du spectateur. On pourrait, je crois, esquisser une interprétation-limite de la pièce qui serait à peu près celle-ci. Il ne serait pas question du tout du problème de Dieu dans cette pièce ; le Diable et le Bon Dieu seraient, dans le langage du XVIe siècle, les figures d'un problème éthique et non religieux : le Bien, c'est-à-dire le sens total de l'action de tous sur cette terre. L'illusion d'être confronté avec le problème de Dieu tiendrait à l'affabulation historique, à la « chronique » du XVIe siècle, qui transpose dans le temps nos problèmes actuels. Ce sont les dernières scènes qui autorisent cette lecture, en quelque sorte par récurrence, de toute la pièce. Goetz, guéri par la fière, la fraternelle Hilda, tentera de vivre dans une histoire sans dimension transcendante, sans passion de l'extrême, sans les majuscules du Mal et du Bien, et il fera la guerre, comme un métier d'homme, dans l'ambiguïté de la fin et des moyens, dans l'entrelacement de l' « Humanisme » et de la « Terreur ». « Voila le règne de l'homme qui commence. Beau début; allons, Nasty, je serai bourreau et boucher. » La fin de cette pièce est d'une probité exemplaire ; Sartre n'a point voulu hausser l'espoir; l'histoire est difficile et il n'est pas certain que la violence progressiste puisse échapper à son propre piège, ni résoudre ses propres contradictions ; mais la chance ne peut être saisie sans les périls. « N'aie pas peur, dit Goetz, je ne flancherai pas. Je leur ferai horreur, puisque je n’ ai pas d'autre manière de les aimer, je leur donnerai des ordres, puisque je n'ai pas d'autre manière d'obéir, je resterai seul avec le ciel vide au-dessus de ma tête, puisque je n'ai pas d'autre manière d'être avec tous. Il y a cette guerre à faire et je la ferai. » Le dernier mot mérite d'être comparé avec celui des Mains sales : « Non récupérable ! » Si la fin de la dernière pièce de Sartre est moins désespérée, c’est que la situation n'est plus stalinienne, mais léniniste ; l'espoir est dans la jeunesse des révolutions, le maléfice est dans leur maturité ; tout est encore possible avant le point d'inflexion ou la Révolution adulte se laisse corrompre par le pouvoir de ses nouveaux maîtres. Mais ce mal était à l'origine : dès le début, Nasty a dû mentir au peuple pour le dresser contre le pouvoir clérical. Il se peut que Sartre soit aussi radicalement indifférent au problème religieux que certains hommes du XVIIIe siècle et qu'il n'ait qu'un drame personnel : celui de l'action. Il se peut qu'après la mort de Dieu, constatée froidement comme un fait sociologique et une donnée de conscience, plutôt que vécue personnellement comme une blessure mal cicatrisée, il n'y ait pour lui qu'une seule question : celle de savoir si, au delà de cette époque où il dit : « non récupérable! », il y a une autre époque où il pourra faire la guerre des paysans, la guerre des pauvres de toujours, et dire avec Goetz : « Il y a cette guerre à faire et je la ferai. uploads/Litterature/ le-diable-et-le-bon-dieu-2.pdf

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