Le maschalismos, une mutilation rituelle en Grèce ancienne1 ? Résumé–. D’après

Le maschalismos, une mutilation rituelle en Grèce ancienne1 ? Résumé–. D’après la tradition byzantine, le maschalismos était une forme de mutilation rituelle pratiquée par les Anciens. Le mode opératoire complexe et contradictoire, ainsi que les finalités divergentes proposées par ces textes tardifs, ne se trouvent pas exprimés dans le verbe dont il tire son origine et qui n’est présent que dans deux tragédies antiques. Formé sur le mot désignant l’aisselle, il désigne l’acte subi par le roi Agamemnon des mains de Clytemnestre. Plus d’un siècle d’historiographie a tenté de proposer une définition claire de cette pratique. En reprenant l’ensemble des sources classiques et postérieures, en les traduisant et les confrontant, il est possible de dresser un tableau complet des données disponibles et de proposer une approche à peine exploitée en s’émancipant des informations transmises par les encyclopédies byzantines : le maschalismos n’aurait été qu’un découpage de boucherie sacrificiel, métaphoriquement appliqué à l’homme, suivant un processus de meurtre déguisé en rituel courant dans les tragédies. Abstract–. According to Byzantine scholarship, the maschalismos was some sort of ritual mutilation practiced by the Ancients. The complex and contradictory process, as well as the diverse motives exposed in these late testimonies, are not expressed in the original verb, which is found only in two classical tragedies. Formed from the word signifying armpit, it defines the act suffered by Agamemnon at the hands of Clytemnestra. More than a century of modern historiography has tried to propose a clear definition of this practice. Based upon the entire corpus of classical and post-classical sources, which are fully translated, analysed and confronted, the present paper aims at assessing a complete view of the available data, as well as proposing a different approach, free from the definitions elaborated by the Byzantine tradition: the maschalismos may have been a ritual cutting of an animal, metaphorically applied to a human being, a typical way of ritually disguising a murder in Greek tragedies. Le terme maschalismos est tiré du verbe μασχαλίζω2, qui n’est conservé que dans deux vers des Choéphores d’Eschyle (v. 439) et de l’Électre de Sophocle (v. 445). Sa définition exacte demeure (1) Cette étude s’inscrit dans le cadre de la préparation d’une thèse intitulée Les mutilations corporelles en Grèce ancienne : pratiques et perceptions sous la direction de Dominique Lenfant, à qui je témoigne ma gratitude pour sa patience, ses inestimables conseils et ses corrections sans lesquels cet article n’aurait pu voir le jour dans sa forme actuelle. Je lui suis également redevable d’avoir révisé mes traductions personnelles. Je souhaite en outre remercier Cédric Brélaz, Anne Jacquemin et Edmond Lévy. (2) Le mot μασχαλισμός n’apparaît que dans un passage de la Souda, repris dans le Lexique de Photios, et dont la restitution est discutée, cf. n. 23, il n’est présent dans aucune source antique. Il s’agit peut-être d’une construction tardive sur la base de mots équivalents. Le substantif μασχαλίσματα est conservé, nous le verrons, dans un fragment de la pièce perdue de Sophocle, Troïlos (fr. 623 Radt = fr. 566 Nauck). Quant au verbe, nous avons respecté la manière dont il est cité dans les dictionnaires modernes ainsi que dans l’Etymologicum Magnum, cf. n. 25. La forme passive, μασχαλίζομαι, est néanmoins le seul usage connu. 32muller36.indd 269 19/12/11 9:59:45 270 yannick muller une énigme, mais elle ouvre une perspective sur l’imaginaire collectif grec suggérant une pratique inattendue dans une culture vénérant plus que tout l’intégrité du corps et nourrissant une certaine pudeur envers les représentations de la violence. En effet, cette forme verbale a été rendue par les traducteurs modernes soit simplement par le verbe mutiler, « elle (l’) a mutilé3 » ou « il a été mutilé » ; soit par une longue périphrase, « elle lui a tranché l’extrémité des membres, les lui a liés sous l’aisselle4 ». La victime de cette mutilation n’est autre que le légendaire roi Agamemnon et ces vers devraient éclairer le lecteur sur ce qu’il a subi de la main de Clytemnestre, après qu’elle l’a assassiné, dans son bain, à son retour de Troie. Ce verbe est formé du mot μασχάλη, aisselle, et d’un suffixe marquant un changement d’état, que le français a conservé dans le morphème inchoatif -iser. Nous pourrions ainsi provisoirement traduire littéralement cette action par « aisselliser »5, avant de nous aventurer dans un essai d’interprétation. Pierre Chantraine n’apporte guère d’éléments nouveaux quant au sens ou à l’étymologie de ce mot, mais il cite l’article éponyme de la Realencyclopädie et la monumentale Geschichte der griechischen Religion de Martin Nilsson, qui résument parfaitement les polémiques du siècle précédent autour de ce sujet6. Car, sans remonter aux premières éditions des tragiques grecs, c’est bien à la fin du xixe siècle que se sont constituées, à partir des commentaires des éditeurs d’Eschyle et de Sophocle7, puis des études de l’Allemand Erwin Rohde8 ou de l’Américain George Kittredge9, les principales écoles d’interprétation, qui demeurent aujourd’hui les références en la matière. Mais pour expliquer l’imbroglio des hypothèses diverses, il faut remonter le fil du raisonnement et reprendre le problème à sa source : les Anciens ne nous ont pas laissés totalement démunis pour comprendre un tel terme. En effet, une scholie antique à Sophocle, mais aussi une définition d’Aristophane de Byzance, reprise par Pausanias le Grammairien au iie siècle de notre ère – avant d’être abondamment recopiée par les lexicographes byzantins – apportent de nombreuses informations à la fois précises et contradictoires. Il est donc nécessaire de s’appuyer sur ces textes essentiels, de les traduire et de les analyser. Cette étape préliminaire et l’analyse critique des interprétations non moins problématiques des historiens modernes permettent de proposer une nouvelle approche et de fournir un dossier complet sur cet acte morbide, dont la tragédie classique se fait si obscurément l’écho. (3) C’est le parti de la plupart des traductions courantes, par exemple, Paul Mazon, Eschyle, Tome II – Agamemnon, Les Choéphores, Les Euménides, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1925, p. 96, ou Émile Chambry, Eschyle, Théâtre complet, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 157. En anglais, depuis les éditions du XIXe siècle, on trouve soit l’expression « foully mangled » ou simplement la forme verbale « mutilated », ce qui revient sensiblement au même. (4) Paul Masqueray, Sophocle, Tome I – Ajax, Antigone, Œdipe-Roi, Électre, CUF, Paris, Les Belles Lettres, 1946, p. 226 ; Robert Pignarre, Sophocle, Théâtre complet, Paris, GF Flammarion, 1964, p. 157. (5) Ce choix personnel de traduction n’est pas dénué de fondement, puisque les Anglo-Saxons, dont la langue offre à cet égard bien plus de liberté, traduisent la pratique par « arm-pitting », cf. George L. Kittredge, « Arm-Pitting among the Greeks », The American Journal of Philology, 6, 1885, p. 151-169. (6) Pierre Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968 (réédité en 2009), p. 646, s.v. μασχάλη ; Wilhelm Kroll et Fritz Böhm, s.v. Μασχαλισμός, Realencyclopädie, vol. 14, 1930, col. 2060-2062 ; Martin Nilsson, Geschichte der griechischen Religion. Erstes Band : Die Religion Griechenlands bis auf die Griechische Weltherrschaft, 3e édition, München, C.H. Beck, 1967 (première édition en 1941), p. 92 ; 98-101. (7) Les deux plus importants sont Frederick O. Paley, The Tragedies of Æschylus, London, Whittaker & Co., 1855 (premières éditions entre 1845 et 1853) et Karl O. Müller, Dissertations on the Eumenids of Æschylus with the Greek Text and Critical Remarks, Cambridge, The Pitt Press, 1835 (édition allemande de 1833). (8) Rohde consacre un de ses appendices au μασχαλισμός, cf. Erwin Rohde, Psyché, le culte de l’âme chez les Grecs et leur croyance à l’immortalité, Paris, Payot, 1928, p. 599-603 (basée sur la 2e édition allemande parue en 1894 sous le titre Psyche - Seelencult und Unsterblichkeitsglaube der Griechen). (9) Article de fond, incluant des références détaillées et commentées des sources byzantines, cf. n. 5 ; l’ensemble des sources en grec était déjà joint en note à l’édition d’Otto Jahn, Sophoclis Electra, Bonn, A. Marcus, 1841, p. 49-50. 32muller36.indd 270 19/12/11 9:59:45 271 le maschalismos, une mutilation rituelle en grèce ancienne ? Le Corpus de sources Les deux passages évoqués en introduction représentent nos seuls témoignages littéraires classiques directs : 10 ἐμασχαλίσθη δέ γ’, ὡς τόσ’εἰδῇς, ἔπρασσε δ’, ἅπερ νιν ὧδε θάπτει, μόρον κτίσαι μωμένα ἅφερτον αἰῶνι σῷ· κλύεις πατρῴους δύας ἀτίμους Oui, il a été aissellisé, que tu saches tout. Elle agissait, en l’enterrant ainsi, par désir de te bâtir pour ta vie un destin intolérable : tu entends les malheurs infâmes de ton père (Eschyle, Les Choéphores, 439-444) Σκέψαι γάρ εἴ σοι προσφιλῶς αὐτῇ δοκεῖ γέρα τάδ’ οὑν τάφοισι δέξασθαι νέκυς, ὑφ’ ἧς θανὼν ἄτιμος ὥστε δυσμενὴς ἐμασχαλίσθη κἀπὶ λουτροῖσιν κάρᾳ κηλῖδας ἐξέμαξεν. En effet, réfléchis s’il te semble que le mort au tombeau accueillit d’elle ces présents avec bienveillance alors que par elle, tué, déshonoré, comme un ennemi, il a été aissellisé et, sur sa tête, elle a essuyé les taches avec de l’eau lustrale10. (Sophocle, Électre, 442-446) Le sujet est identique, c’est la description de l’assassinat d’Agamemnon, le chef des Achéens, tué à son retour de Troie par sa uploads/Litterature/ le-maschalismos-une-mutilation-rituelle-en-grece-ancienne.pdf

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