Le Poème comme acte pur 1 Le Poème comme acte pur (pour une épistémologie de la

Le Poème comme acte pur 1 Le Poème comme acte pur (pour une épistémologie de la nécessité) Dans Eupalinos, un philosophe (Socrate) parle d’un architecte (Eupalinos). Plus exactement, il parle pour lui, en son nom. Le sens de cette délégation dédoublant la figure de l’auteur en un penseur et un artiste suggère un clivage entre, d’un côté, la philosophie de l’art et, de l’autre, la production artistique. L’une est privée de pratique, l’autre est privée de concept : le penseur parle sans produire, l’artiste travaille en silence parce qu’il produit sans penser. Le dispositif incarne un dédoublement connu entre poéticien et poète dans la figure de Valéry. Qui fait de la poétique renonce au régime du poème, qui fait de la poésie renonce au régime de l’idée — c’est le célèbre « sacrifizio dell’intelletto 1 » que Valéry pose et déplore comme une condition expresse de la « littérature normale ». 1. Socrate in bivium Au centre d’Eupalinos [1921], cette disjonction est figurée par la rencontre, sur une plage anonyme, entre le jeune Socrate et un « objet singulier » que Valéry retrouvera dans une méditation tardive sur la création poétique, L’homme et la coquille [1937]. C’est Socrate qui raconte : Un jour de mes beaux jours, mon cher Phèdre, j’ai connu une étrange hésitation entre mes âmes. Le hasard, dans mes mains, vint placer l’objet du monde le plus ambigu. Et les réflexions infinies qu’il me fit faire, pouvaient aussi bien me conduire à ce philosophe que je fus, qu’à l’artiste que je n’ai pas été 2… Comme Hercule au bivium entre une vie de plaisir et une vie de vertu, Socrate sent deux âmes hésiter en lui devant cet objet « ambigu » que la mer a rejeté. C’est paradoxalement l’ambiguïté de l’objet qui précipite son destin et, pour ainsi dire, le désambiguïse. Il était deux hommes in posse et, ce jour-là, devint lui-même en sacrifiant l’artiste qu’il aurait pu être au philosophe qu’il a été. La rencontre est la tuchê qui déroute sa vie entière vers la sphère improductive des « réflexions infinies » — cette sphère valéryenne de la pure potentialité et des longues méditations sur la possibilité du poème au détriment du poème-objet. Ce qui précipite le destin de Socrate est une question aporétique sur la nature de l’objet trouvé : 1 « Le premier sacrifice à la littérature viable est le "sacrifizio dell’intelletto" » (Paul Valéry, Propos me concernant, in Œuvres (éd. Jean Hytier), Paris, Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1957- 1960, t. 2, p. 1513. 2 Valéry, Eupalinos ou l’Architecte, Paris, Gallimard, « Poésie / Gallimard », 1945, p. 61 (Je souligne). Le Poème comme acte pur 2 Mais qui donc était l’auteur de ceci ? Fut-ce le mortel obéissant à une idée, qui, de ses propres mains poursuivant un but étranger à la matière qu’il attaque, gratte, retranche, ou rejoint ; s’arrête et juge ; et se sépare enfin de son ouvrage, — quelque chose lui disant que l’ouvrage est achevé ?... Ou bien, n’était-ce pas l’œuvre d’un corps vivant, qui, sans le savoir, travaille de sa propre substance, et se forme aveuglément ses organes et ses armures, sa coque, ses os, ses défenses ; faisant participer sa nourriture, puisée autour de lui, à la construction mystérieuse qui lui assure quelque durée ? […] Que cet objet singulier fût l’œuvre de la vie, ou celle de l’art, ou bien celle du temps et un jeu de la nature, je ne pouvais le distinguer... Alors, je l’ai tout à coup rejeté à la mer 3. Si le geste de rejet accompli par le penseur — ou celui qui devient tel à partir de ce rejet — ressemble à une forclusion refoulant l’énigme du réel hors du champ de la pensée, c’est que cet « objet singulier » fonctionne dans le dialogue comme scène primitive. Le jeune Socrate est témoin de l’accouplement monstrueux de l’Art et de la Nature. Le theios phobos qu’il ressent devant l’objet ambigu figure le choc aporétique que représente pour la pensée une confusion possible entre les objets de l’art, produits de délibérations sur la matière et la figure (tekhnê), et les produits de la nature, œuvrement aveugle d’une nécessité formatrice (phusis). Avec Eupalinos, Socrate peut s’entendre, parce qu’Eupalinos est un constructeur et que la construction est « le passage du désordre à l’ordre et l’usage de l’arbitraire pour atteindre la nécessité 4 ». Eupalinos, en tant qu’architecte, délibère sur les possibles et produit une forme nécessaire à partir de choix arbitraires qui se justifient à mesure que la réflexion les structure. Le penseur a prise sur son œuvre justement parce qu’elle est construite et que sa figure est le résultat d’une pensée sur ses possibles. Comme l’écrit Valéry dans L’homme et la coquille, « l’idée d’une certaine figure exig[e] de mon esprit je ne sais quelle puissance de figures semblables 5 ». La nécessité d’un objet construit est une nécessité acquise et conquise de haute lutte sur l’arbitraire de ses prémisses, supposant l’élimination d’un nombre infini de figures possibles. Ce que Socrate découvre devant l’« objet singulier » est que la pratique artistique a des racines bien plus profondes que l’apollinisme éclairé de l’architecte Eupalinos ne semble le suggérer. S’il y a confusion possible entre les formes du vivant et les constructions de l’art, c’est que l’origine de celles-ci — ce qui œuvre et travaille en elles — est un agissement obscur dont l’archê ou le principe est une poussée nécessaire et non un jeu sur les possibles. D’où la forclusion de Socrate qui ne peut que reproduire, en le re-jetant à la mer, la schize inscrite dans l’objet entre, d’un côté, l’activité de l’esprit, dont la sphère est le Possible, et, de l’autre, l’acte artistique qui se modèle obscurément sur la Nécessité aveugle de la natura naturans ou nature productrice. Voilà donc notre hypothèse. Le Possible, comme on le sait, est le contraire du Nécessaire (et non pas de l’impossible). Un ouvrage intitulé « Paul Valéry : Pour une épistémologie de la Potentialité » se donne un programme courageux et d’autant plus courageux, non pas dans ce qu’il choisit, que dans ce qu’il se refuse — mais c’est un geste très valéryen que de définir sa pratique par un certain nombre de refus. Ce à quoi renonce une étude sur la potentialité est de parler d’autre chose que du Valéry 3 Ibid., p. 66-67 (Je souligne). 4 Valéry, Histoire d’« Amphion », in Variété III, IV, V [désormais VAR], Paris, Gallimard, « Folio Essais », 1936-1944, p, p. 85. 5 Valéry, « L’homme et la coquille », in VAR, p. 553. Le Poème comme acte pur 3 penseur ou poéticien de la poésie. Les concepteurs du volume ont refait le geste du Socrate d’Eupalinos. Ils ont refoulé dans la mer les poèmes de Valéry et ouvert aux intervenants la voie de la philosophie ou, pour le dire un peu vite, ce qu’on pourrait appeler « le côté Monsieur Teste de Paul Valéry ». Les très belles interventions rassemblées ici confirment cette orientation scrupuleusement suivie : la proportion des poèmes y est (logiquement) très faible. Je voudrais faire fausse route ou fausser un peu compagnie à notre troupe philosophique pour revenir sur la plage dont Socrate nous a écartés. Je voudrais m’attarder un peu sur cette limite indécise entre la terre ferme et la mer mobile et interroger les rapports, dans un poème de Valéry, entre Potentialité et Nécessité, au moment où elles se séparent pour prendre deux routes opposées, l’une vers une création privée de concept adéquat (nécessité aveugle) et l’autre vers une critique démunie de tout objet (potentialités infinies). Je me limiterai donc à la glose d’un poème de Charmes — le sonnet Les Grenades —, qui est un « objet singulier » jouant et mettant en jeu la même ambiguïté profonde que l’objet de l’Eupalinos entre production de l’art (Les Grenades en tant que poème) et production de la nature (les « grenades » en tant que fruits). 2. Poème à double détente LES GRENADES Dures grenades entr’ouvertes Cédant sous l’excès de vos grains, Je crois voir des fronts souverains Éclatés de leurs découvertes ! Si les soleils par vous subis, Ô grenades entrebâillées, Vous ont fait d’orgueil travaillées Craquer les cloisons de rubis, Et que si l’or sec de l’écorce À la demande d’une force Crève en gemmes rouges de jus, Cette lumineuse rupture Fait rêver une âme que j’eus De sa secrète architecture 6. Je ferai quelques remarques préliminaires sur le poème, avant de me lancer dans le long excursus sur la naissance de l’esthétique moderne qui me permettra d’en élaborer une lecture moins empirique. § 1. Le poème souffre d’un apparent vice de forme. Contrairement à l’usage voulant que l’articulation formelle en deux temps du sonnet permette de distinguer les deux moments de l’allégorisant (huitain) et de l’allégorisé (sizain), Les Grenades annulent la tension formelle du système en livrant dès la première strophe le sens de l’allégorie : analogie entre l’éclatement uploads/Litterature/ le-poeme-comme-acte-pur-pour-une-epistem-pdf.pdf

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