Le pouvoir de dire « je »: Les intellectuels, la politique et l'écriture Author

Le pouvoir de dire « je »: Les intellectuels, la politique et l'écriture Author(s): Éric Marty, Alice Béja, Michaël Fœssel and Olivier Mongin Source: Esprit , Juillet 2013, No. 396 (7) (Juillet 2013), pp. 60-77 Published by: Editions Esprit Stable URL: https://www.jstor.org/stable/24277106 JSTOR is a not-for-profit service that helps scholars, researchers, and students discover, use, and build upon a wide range of content in a trusted digital archive. We use information technology and tools to increase productivity and facilitate new forms of scholarship. For more information about JSTOR, please contact support@jstor.org. Your use of the JSTOR archive indicates your acceptance of the Terms & Conditions of Use, available at https://about.jstor.org/terms is collaborating with JSTOR to digitize, preserve and extend access to Esprit This content downloaded from 62.42.197.77 on Mon, 31 Oct 2022 11:12:49 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le pouvoir de dire « je » Les intellectuels, la politique et l'écriture Entretien avec Éric Marty* L'INTÉRÊT majeur du travail au long cours d'Éric Marty est de croiser au moins trois interrogations qu'il développe dans des écrits de nature distincte. Chronologiquement : une réflexion sur le rôle et la place de l'écrivain dont témoignent ses ouvrages sur André Gide, René Char et sa proximité ancienne avec Roland Barthes, puis une critique radicale du « maître à penser » (Althusser, Badiou en l'oc currence) qui ne consiste pas à accuser certains auteurs d'être les responsables des maux du XXe siècle (à commencer par Marx) comme ce fut le cas d'André Glucksmann dans les Maîtres penseurs. Ces deux points se recoupent, puisque la force de la littérature est de ne pas objectiver ce dont elle parle mais de l'exposer et d'en témoigner. Claude Lefort avait insisté sur cette dimension littéraire de la critique des pouvoirs : l'un de ses ouvrages, qui s'intitule Écrire. Un homme en trop, livre consacré à l'Archipel du Goulag de Soljénitsyne et aux zeks qu'on y enfermait, porte comme sous-titre : Essai d'investigation littéraire. Quant à la troisième interrogation, elle vise le passage à la violence des gauchistes des années 1970 en France ou en Italie : pourquoi un maître à penser est-il un terrifiant déclencheur de terreur ? Ce qui valait pour Mao hier vaut pour Mahomet aujourd'hui et n'est pas sans lien avec le leitmotiv sadien de la perversion que * Auteur de Pourquoi le XXe siècle a-t-il pris Sade au sérieux ?, Paris, Le Seuil, coll. « Fiction & Cie », 2011. Juillet 2013 60 ESÎRU This content downloaded from 62.42.197.77 on Mon, 31 Oct 2022 11:12:49 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le pouvoir de dire « je » Marty suit à la loupe dans son ouvrage sur les interprétations succes sives de Sade au XXe sièclel. On le comprend fort bien en lisant le récent roman (son troisième type d'écrit) de Marty, le Cœur de la jeune Chinoise, qui suit le parcours chaotique et sanguinaire d'une bande de terroristes des années 1970... mais durant les années Sarkozy, ce qui nous vaut de nombreux chassés-croisés inattendus. Ainsi Marty entrechoque-t-il les pratiques, les thématiques et les époques : c'est sa force de rappeler que ces folies et délires avaient à voir avec un « désir d'histoire », avec une intensification de la dimen sion historique à laquelle la tristesse politique contemporaine ne saurait remédier. 0. M. ESPRIT - Votre parcours s'inscrit avant tout dans le champ littéraire, à travers des livres sur des auteurs français importants, à commencer par André Gide2, puis René Char' et Roland Barthes4. L'intérêt de votre approche du littéraire est qu'elle croise souvent la politique et la philosophie. Comment la littérature joue-t-elle dans ce parcours ? Est ce une formation qui vous a permis d'aller vers autre chose, ou un aspect central dans votre travail ? ÉRIC Marty - Je tiens beaucoup à cet ancrage dans le champ littéraire. Car c'est ma formation, mais c'est aussi une affirmation. La littérature n'est pas pour moi simplement un parcours social ; je revendique une forme de privilège du littéraire où se manifeste l'irréductible singularité de celui qui écrit. La littérature nous offre la possibilité de penser l'exception, l'unique, et c'est d'ailleurs aussi par ce biais que j'aborde la pensée, la philosophie ; la perspective textuelle permet de ne pas céder aux illusions idéalistes ou idéolo giques des doctrines, en confrontant ces penseurs à la matérialité même de leur écriture, aux dispositifs où se configurent leurs énoncés et leurs positions. Je trouve extrêmement regrettable le recul, voire la quasi-absence des « littéraires » dans le débat intellectuel 1. Un proche d'Esprit et de Mounier, Bertrand d'Astorg, publie juste après la guerre (1945, dans la collection « Pierres vives » du Seuil) un essai intitulé Introduction au monde de la terreur qui parle de la guerre à travers les figures de Sade et Saint-Just, ce qui va dans le sens du travail de Marty. 2. Éric Marty, l'Écriture du jour: le « Journal » d'André Gide, Paris, Le Seuil, 1985. 3. Id., René Char, Paris, Le Seuil, 1990. 4. É. Marty a édité les œuvres complètes de Roland Barthes aux éditions du Seuil et publié Roland Barthes, le métier d'écrire, Paris, Le Seuil, 2006. Voir le précédent entretien dans Esprit avec Éric Marty, « Roland Barthes, un esthète déguisé en théoricien », juin 2003 et « La vie posthume de Roland Barthes », septembre 1991. 61 This content downloaded from 62.42.197.77 on Mon, 31 Oct 2022 11:12:49 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Éric Marty aujourd'hui, qui est occupé par trop d'idéologues, et où sont oubliés ces enjeux fondamentaux de la forme, de la langue, du style, que précisément la littérature permet de penser dans des nuances qui sont à mes yeux décisives. Le monopole actuel de la corporation philosophique dans le champ culturel, intellectuel et politique est, sans aucun doute, problématique ; le très faible niveau d'exigence formelle où se situe aujourd'hui le débat intellectuel en France en est l'incontestable conséquence. André Gide, René Char, Roland Barthes Le droit de dire « je » La première « référence » littéraire sur laquelle vous travaillez, c'est André Gide, ce qui peut paraître étonnant, à contre-courant même, car cet auteur, à une époque, les années 1970-1980, encore très marquée par le structuralisme, apparaît comme un classique un peu dépassé. Gide a pu en effet paraître désuet aux yeux des modernes et de l'avant-garde. Pourtant, c'est une figure capitale pour des gens comme Bataille, Lacan, Klossowski, Blanchot ou Barthes, et il est intéressant de voir ce que Gide a représenté pour eux. Ce qu'ils en retiennent, c'est la puissance d'affirmation du singulier. Lacan était obsédé par la phrase de Gide : « Il faut manifester », sorte d'impé ratif catégorique du sujet, une sorte de « tu dois écrire » ou « tu dois produire ton propre signifiant », pour reprendre le langage lacanien ; il voyait dans cet impératif une véritable éthique du désir, une sorte de spinozisme des singularités d'écriture. C'est cela qui, très tôt, m'a incité à travailler sur Gide. J'ai choisi le Journal, car c'est le texte qui maintient le rapport le plus intense au contemporain ; l'esthé tisme gidien, le lyrisme des Nourritures terrestres, qui a peut-être un peu vieilli par trop de raffinement, est absent du Journal, au profit d'une écriture très belle, tout à la fois très sensuelle et très exigeante, mais sans effets littéraires. Vous êtes-vous intéressé à l'engagement politique de Gide (Voyage au Congo, Retour de l'URSS), à la lucidité dont il a fait preuve, ou étiez vous dans une approche purement littéraire de cet auteur ? J'ai été attiré par l'idée d'engagement, mais au sens plus exis tentiel que strictement politique. Le Journal pratique véritablement une écriture de l'existentiel, au sens de Kafka ou de Kierkegaard, 62 This content downloaded from 62.42.197.77 on Mon, 31 Oct 2022 11:12:49 UTC All use subject to https://about.jstor.org/terms Le pouvoir de dire « je » de cette catégorie de l'existence que l'écriture du présent - ce que j'ai appelé 1'« écriture du jour » - est seule en mesure de supporter, à travers le journal. Il s'agit d'une existence sans cesse mise à l'épreuve, d'un sujet qui se confronte à des monstres, le religieux, le politique, la sexualité, la société, le monde, mais qui doit s'y confronter dans un espace étroit, au jour le jour. Cette confrontation est réelle, non protégée par de grands systèmes de foi ou de doctrine. Tout se décide dans l'instant pur, dans l'écriture même, sans abri, dans des décisions, pour cela, cruciales. Ce qui est très fort dans le Journal de Gide, c'est son caractère total. Bien sûr, on y voit son engagement, celui admirable, par exemple, contre le système colonial en Afrique, ou encore avec le parti communiste, mais aussi son désengagement, ce qui est plus rare. Tout le monde sait ce que pense quelqu'un quand il s'engage, mais lorsqu'il se désengage, il n'y a plus de traces, plus de docu ments. Or l'adieu au politique porte autant de vérités politiques que l'engagement. Avec Gide, uploads/Litterature/ le-pouvoir-de-dire-x27-je-x27 2 .pdf

  • 20
  • 0
  • 0
Afficher les détails des licences
Licence et utilisation
Gratuit pour un usage personnel Attribution requise
Partager