LE RECIT ET SES MIROIRS Les procédés spéculâmes dans " Une histoire américaine3

LE RECIT ET SES MIROIRS Les procédés spéculâmes dans " Une histoire américaine33 de Jacques Godbout Paul Raymond Cote D EPUis QU'ANDRÉ GIDE a évoqué, en 1893, le modèle du blason afin d'expliquer sa prédilection esthétique pour la reprise à l'échelle réduite du sujet d'une œuvre à l'intérieur de cette même œuvre, les écrits théoriques cher- chant à définir, à expliciter, à catégoriser et à hiérarchiser cette stratégie composi- tionnelle ne cessent de proliférer. Ce sont surtout les nouveaux romanciers qui, en passant de la réduplication de l'énoncé à la spécularisation de l'écrit, ont exploité, à son plus haut degré, les richesses du récit abymé, en incorporant les qualités itératives de cette technique dans les objectifs romanesques qu'ils se proposaient. Très en vogue chez les théoriciens d'obéissance postmoderne, Γ autoreprésentation semble aujourd'hui omniprésente à un point tel que le critique Janet Paterson ressent le besoin de mettre le lecteur en garde contre la tentation de croire trop hâtivement que le moindre syntagme est autoréférentiel et de voir ce phénomène "un peu partout" ( 187 ). Or, les critères qui délimitent ce en quoi consiste la mise en abyme littéraire s'avèrent parfois fort discutables. Même l'ouvrage pénétrant de Lucien Dällenbach, travail qui représente, à bien des égards, le summum sur ce sujet, n'échappe pas à certains reproches. Christian Angelet affirme, par exemple, que Dällenbach "a fait fausse route en voulant obtenir de Gide une définition proprement formelle" (9). Et tandis qu'Yvon Bellemare parle de la spéculante dans le corpus romanesque de Jacques Godbout (Bellemare 200-11), Alain Piette conteste l'emploi que fait Bellemare des idées de Dällenbach (Piette 121-22). Dans la présente analyse, il ne serait pas possible ni même souhaitable d'explorer toutes les catégories, parfois alambiquées il faut l'avouer, que la critique a imposées à la réduplication intégrale ou fragmentaire de l'œuvre d'art à l'intérieur d'elle- même. La définition suivante, la plus générale et la plus englobante que propose Dällenbach, servira donc de point de départ à cette étude d'Une histoire américaine sous le biais de la spéculante: "est mise en abyme toute enclave entretenant une 97 GODBOUT relation de similitude avec l'œuvre qui la contient" (18). Ensuite, afin de leur assigner un ordre, les arguments seront groupés selon le schéma tripartite avancé par Janet Paterson dans son essai lucide, "L'Autoreprésentation : formes et dis- cours," où l'approche est axée sur renonciation (en tenant compte du narrateur), l'énoncé (en considérant la narration sur le plan de la diégèse et du code), et enfin renonciation par rapport au narrataire. On doit également mentionner que notre propos est moins exégétique que démonstratif. Il s'agira de mettre en évidence des pratiques spéculaires afin de déceler comment elles contribuent à une production de sens en matérialisant, tant au niveau des structures narratives que sur le plan de la thématique, une symbolisation extraordinairement féconde. /. Enunciation/Narrateur Depuis longtemps l'écrit constitue la clef de voûte du roman godboutien, et ce de manière patente dans Salut Galarneau! et D'Amour, P.Q. Également voué à la recherche du bonheur, la personnage de François Galarneau, qui trouve dans l'écriture une sorte de compensation, se présenterait comme le frère spirituel de Gregory Francœur. Les deux rédigent leur texte entre les murs d'une prison, ima- ginaire pour l'un, réelle pour l'autre, dans un effort pour atteindre à la cohérence sans oublier la diversité. De manière parallèle et même plus poussée, c'est par le dédoublement de l'acte scriptural (et donc par la multiplication des narrateurs) que se crée une filiation entre Une histoire américaine et D'Amour, P.Q., dont la structure est nettement plus complexe. Se voulant une histoire dans une histoire pour faire assister le lecteur au processus de son élaboration, D'Amour, P.Q. donne, à chaque lecture, l'impression d'être en train de s'écrire. Ces attributs circonscri- vent également les modes opératoires d'Une histoire américaine, si bien que l'on peut se demander si ce dernier récit ne serait pas "aussi et finalement l'histoire de son écriture" ( Milot 25 ). Les liens qui rattachent l'auteur aux personnages de sa fiction, qui exercent la même fonction créatrice que lui, transforment, selon Dällenbach (100-104), le travail de création auquel se livrent ses figures auctorielles en une mise en abyme de l'acte énonciatif du narrateur implicite, s'est-à-dire de l'auteur lui-même. C'est en d'autres termes qu'André Belleau formule cette pensée: "Le roman, dit-il, qui met en scène un écrivain accomplit une réitération et même un dédoublement de l'auteur, de l'écriture et d'une idée de la littérature. [. . .] Le personnage-écrivain, quels que soient son ou ses rôles sur le plan des événements, met en cause le récit comme discours littéraire: par lui, la littérature parle d'elle-même, le discours s'autoréfère" (Cité par Paterson 179). Dans le cas d'Une histoire américaine, la situation est particulièrement intéressante. Un narrateur anonyme (déjà une exten- sion du scripteur, Godbout), doit disputer les droits de narration au personnage principal, Gregory Francœur, qui accomplit en quelque sorte une tâche identique à celle des deux premiers, soit celle de relater cette aventure américaine. 98 GODBOUT En disséquant la narration, on constate que ni l'un ni l'autre des deux récits, celui du narrateur anonyme et celui de Gregory Francœur, ne peut fonctionner de façon autonome puisqu'ils se complètent mutuellement. Mais la rétroaction, si cruciale à la production des récits symbiotiques de Gide, semble assez précaire chez Godbout. Puisque l'auteur aurait bien pu supprimer la voix indéterminisée qui relaie la narration de Francœur et confier à son personnage principal la tâche entière de raconter, le lecteur est amené à s'interroger sur l'utilité de ce second véhi- cule de narration qui fait de l'histoire racontée par Francœur un récit enchâssé. Gilles Marcotte veut que cette double voix narrative soit un reflet de "la conscience déchirée du narrateur [. . .] divisé entre l'appel du bonheur, du bonheur intime, et d'autre part la fascination du spectacle du monde, de l'action sociale et politique" ( 164). Si ce recours à un narrateur anonyme et omniscient permet la présentation de certaines pensées intimes du personnage de Terounech (voir 131), il y a une autre conséquence majeure qu'il faut noter. D'emblée l'effet d'immédiateté du discours de Francœur se dissout, tandis que s'en accentue le caractère scriptural. Déterminante donc est l'inclusion, dans le titre de ce roman, du substantif histoire qui, tout en privilégiant l'écrit, ne signifie pas seulement une suite d'événements mais une production consciente. Le narcissisme associé à la technique de l'autoréflexion littéraire est bien connu. Alain Goulet (57), comme Dällenbach (26-27) d'ailleurs, se référant au journal de l'auteur, fait remarquer que Gide rédigeait ses textes devant un miroir. Pour Klinkenberg, Une histoire américaine s'infléchit dans le sens de la thématisation du narcissisme de la société contemporaine, narcissisme finalement rejeté par le narrateur (242-49). Cette méditation sur soi dans les eaux profondes de l'écrit correspond à la fixation affective qui, selon Godbout, caractérise, au détriment de la collectivité, l'Amérique: "Nous en sommes là: préoccupés d'abord de notre bonheur personnel. Le collectif peut attendre" ("Une culture hors contrôle" : 94). Sans rabâcher les nombreuses allusions à Narcisse que la critique a déjà dépouillées dans le texte, il importe de signaler ici quelques images qui anticipent sur les méta- phores et les figurations abymées: la photo "encadrée" (26) de lui-même, que Francœur offre à sa femme avant son départ pour la Californie; et le "grand miroir biseauté" (74) dans lequel il s'examine. Ces mises en abyme iconiques sont à juxtaposer à l'interrogation constante de Francœur auprès de sa femme "comme la princesse son miroir; de le dire le plus beau" (26). Le fait que Francœur soit ici simultanément le générateur et le protagoniste renforce non seulement la modalité narcissique qui structure le texte mais aussi sa spéculante car ces images dépassent les limites de la chaîne causale pour refléter le projet de rédaction qui les enchâsse. Ce n'est pas seulement la vie de Francœur qui se met en spectacle ("cette prison avait des allures de plateau de tournage avec ses spots noirs montés sur tuyauterie amovible et ses gardiens en costume d'opérette" [18] ) mais l'acte scriptural même. 99 GODBOUT //. Énoncé/Narration Au niveau de la diégèse, Paterson signale plusieurs procédés autoréflexifs sur lesquels il serait utile de se pencher ici. ι ) LA MISE EN ABYME. Le rêve est un moyen classique, parmi d'autres, d'insérer dans l'œuvre un segment textuel qui interrompt la diégèse en même temps qu'il réfléchit le contenu du récit premier. Dans Une histoire américaine, Francœur a une vision vaguement cauchemardesque qui offre un bon exemple de cette tech- nique; on pourrait l'appeler rétro-prospective parce qu'elle récapitule et préfigure à la fois. S'il est vrai que son rêve regroupe, selon une configuration pour le moins bizarre, les éléments principaux et les personnages que le lecteur a rencontrés jusque-là dans le texte, c'est la nouvelle corrélation entre ces éléments qui leur confère une qualité préfiguratrice. Précisons que ce n'est pas sous l'angle de la psychocritique que nous analysons cette vision dysphorique, mais en fonction des structures spéculaires qui la relient au récit dans son ensemble: i° dans ce rêve, l'enquête que uploads/Litterature/ le-recit-et-ses-miroirs-pdf.pdf

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